Quelque vingt-cinq ans après sa première venue à Locarno, le réalisateur hollandais Paul Verhoeven retourne dans la petite ville tessinoise pour y recevoir le prestigieux Léopard d’honneur. Rencontre avec le démiurge de L’Homme sans ombre.
Chronic’art : Votre dernier film, L’Homme sans ombre, est beaucoup plus sombre que les réalisations précédentes sur l’invisibilité. L’intention était-elle d’aller au-delà du simple film de science-fiction ?
Paul Verhoeven : Le scénariste, Andrew Marlowe, s’est inspiré de la croyance que nourrissait Platon au sujet de l’invisibilité : les êtres humains ne sont pas d’une moralité exemplaire, leur conduite est gouvernée par les pressions et les attentes qu’exerce la société. Si l’être humain pouvait accéder à l’invisibilité, il serait tenté par les abus, la violence, le pouvoir.
A la lecture du scénario, vous avez immédiatement accepté de tourner ce film. Ce sujet vous avait-il déjà attiré auparavant ?
A l’âge de 16 ans, alors que j’étais encore au lycée, nous lisions en classe Le Politique de Platon, en grec. Dans le deuxième livre, Platon se demande quelles conséquences s’ensuivraient pour l’être humain s’il pouvait devenir invisible. Platon était persuadé que cet homme invisible « entrerait dans n’importe quelle maison et s’étendrait auprès de qui lui plairait ». Quand, après discussion avec mes camarades de classe, nous avons compris que cette phrase signifiait la « copulation », j’ai adoré Platon !
Platon suppose que la face cachée de l’être humain, sa méchanceté peuvent se révéler en état d’invisibilité. Votre protagoniste, Sebastian Caine, violente, viole et tue en toute impunité. Pourquoi partir d’une matière philosophique si noble et aboutir à une telle tuerie ?
Le film est entièrement basé sur la conception que Platon se fait de l’invisibilité, mais cette violence est tout à fait normale, elle fait partie de la vie. Aux Etats-Unis, une femme est violée toutes les cinq secondes. Regardez combien il y a eu de morts dans le monde depuis le début de l’année ! Si une société change -comme cela a été le cas en Allemagne à l’époque des nazis-, tous les membres de cette même société changent aussi. Je ne prétends pas que tout le monde réagirait de cette façon mais je pense qu’en tout cas, 10 % de la population mondiale le ferait. Dans le film, Sebastian Caine devient comme Dieu, c’est à lui de choisir entre le Bien et le Mal.
Etes-vous convaincu de ce manichéisme ?
C’est un point de vue hollywoodien : quelqu’un peut agir de l’intérieur, jouer à être Dieu. Si vous le faites, vous allez en enfer, comme Sebastian à la fin du film. Personnellement, je ne pense pas que Dieu soit si mauvais.
Trouvez-vous qu’il y ait quelque chose d’attirant dans la métamorphose de Sebastian, qui sombre inéluctablement dans le Mal ?
Au début du film, il est arrogant, sûr de lui mais il reste une personne décente. Je pense que le public suit ses traces quand il découvre l’invisibilité et l’utilise pour faire quelques plaisanteries, par exemple quand il déplace la bouteille de Coca Cola ou quand il déboutonne le chemisier de la fille pendant son sommeil. Ces plaisanteries que fait l’homme invisible étaient pour moi le moyen de manipuler la narration et le public. Ca m’intéressait de savoir jusqu’à quel point le public reste fidèle à Sebastian avant de se mettre aux côtés d’Elizabeth Shue qui interprète Linda, la femme vaillante qui ose affronter Sebastian. Selon les revues américaines que j’ai lues, beaucoup de spectateurs le suivent longtemps, presque jusqu’à la fin, bien que ça puisse surprendre dans un pays aussi puritain que les Etats-Unis. D’autres spectateurs ont été choqués dès la scène du viol.
Avez-vous étudié les séquences du film de Carl Laemmle, L’Homme invisible (1933), pour préparer L’Homme sans ombre ?
J’ai vu pour la première fois L’Homme invisible alors que j’étais adolescent. J’ai lu un long article du L.A Times qui comparait ce film et L’Homme sans ombre. Je pense que mon film diffère complètement de celui de Laemmle. L’Homme invisible est empli de grâce, de chaleur alors que mon film est très froid. J’ajouterai que L’Homme invisible est un film des années trente, une époque où les gens avaient une vision très naïve de l’humanité. Ils ne savaient pas que des millions de personnes allaient mourir durant la décennie suivante. J’appartiens à la génération d’après-guerre, ma vision du monde est beaucoup plus cynique que celle qui dominait dans les années trente.
Comme dans tous vos films, le personnage central féminin incarne une force avec laquelle il faut traiter. Pourquoi brossez-vous toujours des portraits de femmes aussi puissantes dans vos films ?
Ca vient en partie de mon irritation devant la place dévalorisante de la femme dans le monde du cinéma : elle est présente, en général, comme support aux protagonistes masculins. Je trouve cette vision très ennuyeuse. J’ai voulu montrer que les femmes sont égales aux hommes, tant en intelligence qu’en force. Dans L’Homme sans ombre, Linda n’a pas besoin d’un homme pour être forte. C’est le combat de sa science contre celle de Caine. Elle construit alors qu’il détruit. J’ai toujours trouvé que les femmes n’étaient en aucun cas inférieures aux hommes, et ce depuis mon enfance. Elles ont le même cerveau, les mêmes capacités et la même énergie, et c’est ce que je souhaite montrer.
A part Basic instinct (92) et Showgirls (95), vous vous êtes concentré sur des films de science-fiction avec Robocop (87), Total recall (90), Starship troopers (97). Pensez-vous revenir à des œuvres basées sur la réalité, tels les films de votre époque néerlandaise ?
J’ai très envie de faire un long métrage qui soit de l’ordre de mes films européens. Comme plusieurs films de mon époque hollywoodienne étaient consacrés à la science-fiction, les gens en concluent que je suis obsédé par ce genre mais ce n’est pas du tout le cas. J’aime la science-fiction dans la mesure où elle donne libre cours à mon imagination. Toutefois, je garde une préférence pour l’Histoire. D’ailleurs je lis beaucoup de livres, aussi bien sur les Révolutions française et russe que sur l’Empire romain et la naissance du christianisme. Ces sujets sont cent fois plus intéressants que la science-fiction.
La période hollywoodienne s’achève ?
Dans les années quatre-vingt, ca devenait de plus en plus difficile de filmer en Hollande avec mon équipe. Je suis parti m’établir aux Etats-Unis et Hollywood m’a proposé de faire Robocop. Le domaine de la science-fiction m’attirait et me fascinait. Mais actuellement, je pense que ce serait beaucoup plus intéressant de traiter de sujets plus personnels ou culturels. Les Européens excellent dans ce répertoire. Les Américains devraient s’en inspirer.
Etes-vous en train de développer quelques projets européens ?
Je travaille sur divers projets : une biographie de Raspoutine dans le contexte de la Révolution russe, une adaptation d’une nouvelle de Maupassant, un scénario sur la fin de la guerre de 39-45 et un scénario sur la guerre froide, dans l’optique de réunir des productions hollywoodiennes et européennes. Je ne sais pas si l’un de ces projets verra le jour… A Hollywood, on dit que si un cinéaste développe dix scénarios, il a des chances d’en réaliser un.
Propos recueillis par et
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