Aujourd’hui considérée comme l’une des meilleures collections de bande dessinée, Aire Libre a établi sa réputation au fil des années avec une production beaucoup plus qualitative que quantitative. L’édition du catalogue Une exposition imaginaire est une bonne occasion de découvrir le projet éditorial à l’origine d’Aire Libre.
Dans la bande dessinée, le principe de la série (une série retrace les aventures d’un ou de plusieurs héros, que le lecteur suit d’album en album) a longtemps primé sur celui de collection, plus particulièrement chez les éditeurs « historiques » comme Casterman, Dargaud, Dupuis ou le Lombard. Bien souvent, une collection n’était créée que pour regrouper des titres n’appartenant à aucune série.
Mais à partir des années 80, la notion de collection s’est fortement développée dans le domaine de la bande dessinée sous l’impulsion de divers facteurs : application de principes marketing, politique éditoriale, volonté de structurer le catalogue, augmentation du nombre d’albums publiés… Citons la collection Vécu (qui se caractérise par des récits d’aventure « historique » à destination d’un public adolescent ou adulte) dans la première catégorie, puisqu’elle est la déclinaison en « concept » du succès des Passagers du vent de François Bourgeon. La défunte collection Les Romans/A suivre de Casterman était le résultat d’une véritable politique éditoriale, offrant toute liberté aux auteurs (la seule contrainte était le noir et blanc) avec une approche qualitative et résolument adulte.
Quant à la volonté de « structurer le catalogue », il est amusant de noter l’opposition entre les éditeurs « historiques », qui présentent avant tout des séries (même si le catalogue contient quelques collections), et les éditeurs plus récents (Glénat, Futuropolis, Delcourt, L’Association…) qui ont organisé leur catalogue autour des collections…
Bien entendu, ces facteurs ne sont pas incompatibles entre eux et une majorité de collections répond à plusieurs critères -ce qui est d’ailleurs le cas de la collection Aire Libre.
Rappelons que les éditions Dupuis furent pendant longtemps l’une des figures emblématiques de la bande dessinée dite « pour enfants ». Bien que cet art ait beaucoup évolué depuis la fin des années 60, l’éditeur belge a longtemps attendu avant de se décider à proposer des titres uniquement destinés aux adultes. C’est à la suite du changement de propriétaire (le précédent hésitait à faire de la BD adulte) que l’idée a été lancée, peu après 1985. Si la collection Aire Libre résulte bien d’une démarche éditoriale réfléchie, de nombreux principes marketing ont été utilisés tout au long de la maturation du projet et le sont encore aujourd’hui.
Initié par Jean Van Hamme (scénariste prolifique et ancien « économiste » -le terme est de lui) qui était alors directeur général des éditions Dupuis et Philippe Vandooren (directeur éditorial de Dupuis), Aire Libre est sous la responsabilité de Philippe Vandooren (jusqu’à son départ à la retraite en début d’année) et de Claude Gendrot (le directeur de la collection).
Celle-ci a aujourd’hui (août 2000) douze ans et 45 titres (soit 62 albums puisqu’un titre peut être divisé en 2 ou 3 tomes à la publication). Plusieurs ouvrages d’Aire Libre sont considérés comme des œuvres majeures de la bande dessinée. Et si tous les titres ne sont pas du même niveau, si certains sont un peu « faciles », les éditions Dupuis n’ont pas à rougir devant leur choix éditorial. Tout au plus, quatre ou cinq titres peuvent-ils être considérés comme de « mauvais Aire Libre« . Financièrement, la collection est rentable : en décembre 1999, sur 53 albums édités, 40 dépassaient 15 000 exemplaires vendus (les meilleures ventes atteignant le chiffre de 50 000). Un ratio exceptionnel dans le monde de l’édition !
Comment un tel résultat a-t-il pu être atteint ? Quelle est justement la politique éditoriale qui permet d’obtenir un tel succès commercial et critique ?
Les éditions Dupuis ne publièrent pendant des années que des séries tout public. Lorsque la décision de créer une collection adulte fut prise, une étude de marché a été réalisée par le service marketing, principalement sur des collections concurrentes. Le principe de la série a donc été écarté, pour des raisons commerciales et éditoriales. Editoriales parce que l’ouvrage étant destiné à un public adulte, il fallait que celui-ci perçoive la notion d’œuvre composée et aboutie, et non pas d’une suite d’aventures à rebondissements comme dans les séries. Commerciales, parce que, si dans le cas d’une série le public n’achète pas forcément tous les titres, il n’en est pas de même avec une œuvre « complète » : le lecteur l’acquiert intégralement, qu’elle soit en un tome ou en trois… Pour que les auteurs puissent s’exprimer en toute liberté, la pagination de chaque tome est variable : entre 48 et 96 pages (traditionnellement, un album BD en couleurs se limite à 48 pages pour des raisons techniques et économiques plus ou moins justifiées).
D’autres principes marketing sont à l’origine de la maquette réalisée par Yves Amatéis : le besoin d’une identité forte, différente de l’image jeunesse des éditions Dupuis. Pour répondre à ces critères, la maquette offre une très grande lisibilité -très peu de mentions (titre, auteurs, nom de la collection, mais pas le nom de l’éditeur…) apparaissent sur la couverture. Enfin elle affiche le tempérament de la collection par l’emploi d’une typographie bien affirmée, tout en étant facilement mémorisable.
La collection Aire Libre s’adresse à un public adulte -non pas dans le sens « bande dessinée X », mais par opposition à un public « enfant ». La collection est d’ailleurs destinée aux auteurs qui désirent, le temps d’un album, changer de registre. Des personnes comme Cosey, Will, Autheman, Griffo et Dufaux sont à l’origine d’œuvres fort différentes de leurs précédentes réalisations. D’autres ont pu prolonger, d’une manière plus libre, des thèmes abordés dans le cadre d’une série : Giroud, Berthet, etc.
Ce choix -offrir aux auteurs habitués à une œuvre « classique » une liberté de ton et d’expression- est certainement une des forces de la collection, à l’origine des résultats les plus surprenants. Sans être révolutionnaire. Claude Gendrot est clair à ce sujet : « Aire Libre n’est pas un espace expérimental. » Seules quelques œuvres sont réellement novatrices. Graphiquement, par rapport à l’évolution que la « mouvance associative » a engendrée dans le domaine de la BD, la collection reste infiniment classique. Et ce ne sont pas les trois titres un peu en dehors de la norme graphique d’Aire Libre (Jimena, Le Réducteur de vitesse et Le Capitaine écarlate) qui vont emmener la collection à l’avant-garde de la création. C’est d’ailleurs le seul reproche que j’adresserais aux responsables de la collection : la trop grande timidité graphique. Un peu plus d’originalité dans le trait, dans la composition enrichirait la collection. Trop peu d’auteurs ont complètement changé ou simplement fait évoluer leur style lorsqu’ils publient dans Aire Libre : Griffo, Gibrat, Cosey, Boilet.
C’est plutôt dans les thèmes traités qu’Aire Libre fait preuve à la fois d’une certaine audace et d’une grande maturité : l’amour et ses complications, la guerre et ses horreurs, la quête initiatique et introspective du héros, le désir de pouvoir ou l’application de celui-ci…
Mais surtout, c’est l’approche de l’auteur pour son sujet qui donne à la plupart des albums leur force et leur lucidité. Ce que Claude Gendrot définit ainsi : la qualité du scénario se manifeste principalement par « le ton qui est employé (cette petite musique qui donne au récit sa vérité) ». Et ce « ton » est certainement l’une des principales caractéristiques d’Aire Libre. Pensons à la remarquable narration de Saïgon-Hanoï, à la manière dont Duffaux et Griffo détournent les ingrédients habituels des contes avec Monsieur Noir, à l’ironie des commentaires du héros du Sursis, à l’humour décalé de Demi-tour, etc.
De tous les points de vue (technique, économique, artistique et commercial), Aire Libre est équilibrée et marque son domaine en refusant la facilité. Sans rien remettre en cause, la collection permet de montrer au public que la bande dessinée peut être intelligemment adulte. Elle pérennise cette notion de 9e art pour laquelle de nombreux critiques et auteurs se sont tant battus ces trente dernières années.
Parmi les différents titres de la collection, je recommanderai tout particulièrement la lecture de ceux-ci : Le Voyage en Italie, Le Bar du vieux français, Zoo (si le troisième tome tient les promesses des deux premiers), Le Sursis et Le Capitaine écarlate. Dans un deuxième temps, Orchidéa, Saïgon-Hanoï, Zeke raconte des histoires, Monsieur Noir, Le Réducteur de vitesse, Demi-tour, Le Passage de Vénus (malheureusement inachevé à cause du décès du dessinateur), Houppeland, Azrayen, On a tué Wild Bill.
Aire Libre, Une exposition imaginaire, le catalogue, Editions Dupuis.
Philippe Vandooren est décédé au mois de juillet. Inconnu du grand public, c’était un passionné de bande dessinée. Sa culture et son professionnalisme étaient reconnus de tous, ainsi que sa gentillesse.
Le fanzine Swof (n° 28) de janvier 2000 propose un dossier sur la collection Aire Libre, dont un entretien de Claude Gendrot (les propos cités ci-dessus en sont tirés).