Ce soir, Ween donne son premier véritable concert à Paris en plus de dix ans d’activité (ils avaient juste effectué en 91 une première partie de No Means No à l’Espace Ornano). La Boule Noire s’emplit tôt de fans à l’image du groupe : sans profil discernable mais visiblement heureux d’être là. Ils n’ont d’ailleurs pas le loisir de s’impatienter puisque le concert commence à huit heures, sans première partie. Normal : la tradition veut que les Ween donnent des concerts fleuves. Ils doivent commencer tôt s’ils veulent parvenir, telle la tortue de La Fontaine, aussi loin qu’ils souhaitent se rendre. Soit, nous le verrons, très loin.
Le groupe se présente sous la forme peu glamour des frères Ween augmentés d’un bassiste du même tonneau slacker, d’un batteur athlétique, noir et draideloqué, et d’une sorte de Kenny Rodgers aux claviers. Ce qui frappe immédiatement chez eux, c’est la virtuosité instrumentale. Avec une décontraction déconcertante, l’orchestre enquille les classiques controuvés qui lui tiennent lieu de répertoire. Bourrineries country-punk, métallurgie de bon aloi, power-pop, digressions prog, doo-wop, swing, rien ne leur semble impossible à jouer comme Dieu mande, et avec un plaisir perceptible et communicatif. Si Gene Ween étonne par l’étendue de son registre vocal, Dean Ween est, à la guitare, proprement stupéfiant : tour à tour Eddie Van Halen, D. Boon et Peter Frampton.
Ween, orchestre de bal. Passées onze heures, je sors de la Boule Noire éberlué, avec l’impression d’avoir assisté à dix concerts.
Difficile de rendre compte de tout ce qui s’est produit durant les trois heures d’une performance aussi fantasque que rigoureuse. Parfois le concert sembla déraper dans le n’importe quoi, mais le groupe s’en soucia si peu qu’il n’en fut rien. Détaillons ces instants qui furent le sel de cette soirée. Une sorte d’introduction orientalisante à I can’t put my finger on it, sur un mode psalmodié, avec delay, assortiment de nappes de synthétiseur et d’échantillons de tabla martelés sur pad, dura bien plus longtemps qu’il n’est décent de l’envisager. Une groupie potelée monta sur scène embrasser chacun des membres du groupe avant d’entamer une danse très vaguement sensuelle en se lâchant les cheveux. Ween jugea alors opportun d’entonner Homo rainbow, tandis qu’on la conduisait courtoisement en coulisse. Plus tard, ils enchaînèrent le 1999 de Prince au Giorgia on my mind de Ray Charles dans une ambiance de bœuf relax confinant à la dissolution cosmique.
Le concert s’acheva dans un vaste jam à la façon des aftershows du Nain-Que-l’On-Peut-Désormais-Réappeler-Comme-Avant : covers encore de Shockadelica et du rap d’Alphabet street introduisant un Let me lick your pussy de vingt minutes avec solo de basse distordue et chœurs vocodés.
Ce qui fait la grandeur de Ween, c’est cette invraisemblable capacité à assimiler tous les clichés du rock et à les pratiquer avec une jubilation qui annule tout effet de pastiche. Ween est un groupe infraparodique. Si l’hétérogénéité formelle de sa production s’explique par le second degré, la force unitaire qui la soulève se goûte par le premier. Ween, groupe au degré 1.5, semble confirmer ce qu’Alfred Jarry avait subodoré : « Les clichés sont l’armature de l’absolu. »