Auteur d’un premier roman proprement ahurissant, sollicité de toute part et soumis à un harcèlement médiatique insoutenable, Mark Z. Danielewski a malgré tout consenti à nous accorder un entretien -dans lequel on peut facilement mesurer, entre autres, l’étendue de son humour.
Chronic’art : En lisant La Maison des feuilles, on se rend vite compte que nous sommes face à une poupée russe : plusieurs couches narratives se superposent et se rejoignent. Avez-vous conçu chaque perspective narrative séparément, ou était-ce d’emblée une conception d’ensemble ?
Mark Z. Danielewski : Il y a quelques années, je me suis retrouvé en pleine conversation avec un très grand pianiste de jazz. J’avais passé la soirée à boire du bourbon (ou bien était-ce de la bière au gingembre?), complètement fasciné par son talent, notamment par sa capacité à jouer un rythme très complexe de la main droite pendant que de sa main gauche il composait une mélodie superbement inspirée. Faisant partie de ces gens incapables de taper sur leur tête et de se frotter le ventre en même temps, je lui ai immédiatement demandé comment il procédait. Il a secoué la tête avec un sourire crispé, l’air de vouloir dire « tous pareils », sauf qu’il ne l’a pas dit. Il m’a en revanche dit la chose suivante : « ce n’est pas si dur tant que tu réalises que rien ne sépare rythme et mélodie. Ils sont inséparables, il faut donc les jouer ensemble. Comme un tout. » Je n’ai pas commencé l’écriture de La Maison des feuilles avant d’avoir été en mesure de tout entendre en même temps. Comme un tout.
Votre livre présente une typographie unique, révolutionnaire. Pouvez-vous nous expliquer les motivations de ce choix ?
Nous voilà à peine présentés que je suis dans l’obligation de vous contredire. Du moins sur cette question précise. La Maison des feuilles n’est absolument pas unique. Pensez à Mallarmé, à John Cage, à Paul Van Ostaijen, Kerouac, Derrida, Man Ray, Duchamp. Au Talmud. A la disposition des hiéroglyphes en plinthes et en colonnes. Au pierres tombales dans les cimetières tout au long des siècles. A toute cette riche tradition d’exploration de la forme visuelle des textes. Ce qui est peut-être nouveau dans La Maison des feuilles vient principalement de l’influence des récentes recherches cinématographiques. Je parle spécialement des travaux non publiés, et peu remarqués, sur les techniques du langage cinématographique, langage que j’ai eu le privilège d’assimiler grâce à mon père, à l’enseignement de Bruce Block de l’UNC ou plus simplement à l’époque dans laquelle je vis. La grammaire des images sait reconnaître comment les contrastes de couleur, la forme, les lignes et les mouvements, mais aussi le rythme des séquences, la maîtrise des trajectoires oculaires entre un cadre ou un autre, comment ces méthodes peuvent intensifier l’expérience du spectateur. L’utilisation de ces techniques sur du texte m’a permis d’intégrer sens et expérience dans la disposition même du livre.
Borges semble très présent dans votre roman, notamment lorsque vous évoquer, en note de bas de page, le Don Quichotte de Ménard. D’ailleurs vous poussez l’emploi des annotations à un point d’obésité inédit. Etait-ce pour vous une technique, un prétexte narratif, un « truc » de plus, ou attribuez-vous une valeur particulière à ces notes ?
Il n’y a pas de trucs. Rien n’existe dans ce livre au nom d’une quelconque « posture cool ». Il ne serait pas honnête vis-à-vis du lecteur de ne pas avouer que La Maison des feuilles n’atteint jamais moins que trois niveaux de sens différents -qui en révèlent ensuite plusieurs autres. Le livre cherche constamment à construire une relation privilégiée entre le lecteur et les mots, créant ainsi un espace dans lequel l’intimité d’une imagination puisse se déployer.
Ces notes ont semble-t-il également une fonction humoristique dans la mesure où elles mettent en scène l’obsession, souvent absurde, de la glose infinie. Considérez-vous que ce travail sur la nature de la glose soit une sorte de critique, en filigrane, formulée à l’encontre de notre volonté de toujours commenter à outrance?
Rien n’est inutile. Rien n’est insignifiant. Et comme l’a remarqué John Cage « Tous les incidents sont critiques ». Penser le contraire provient sans doute de la volonté de pouvoir des moins imaginatifs. La Maison des feuilles ne s’inscrit absolument pas dans cette espèce de déni des choses soi-disant insignifiantes. Sauf peut-être sous un angle exclusivement critique.
La Maison des feuilles est sans doute un des premiers livres à faire télescoper, aussi intimement, effets visuels et états mentaux des personnages. Définiriez-vous votre roman comme une expérience interactive privilégiée ?
Uniquement dans la mesure où le lecteur de La Maison des feuilles en devient en quelque sorte lui-même le créateur.
Vous avez accompli un travail considérable sur les moments où les idées affluent dans un cerveau (cf. Les digressions de Johnny). Pourquoi avoir choisi d’approfondir cet aspect particulier du champ littéraire, au-delà du fait qu’il sert ici particulièrement bien le déroulement de l’histoire ?
Il s’agit là d’une très vaste question -celle de la « temporalité » lorsque des idées appliquées à une structure, un group, un individu renvoient à des représentations du passé, du présent et d’un futur possible. Les digressions de Johnny incarnent, sous cet angle, un des aspects de notre existence dans le Temps.
L’auteur nous a aussi généreusement fourni quelques réponses à des questions que nous lui avions pas posées. Il nous a laissés ainsi le soin de leur trouver des questions. Nous abandonnons cependant cette lourde tâche à l’imagination journalistique de nos nombreux lecteurs :
« Bizarre alors que les droits cinématographiques de la Maison des feuilles ne sont pas à vendre. Surtout lorsqu’on considère que le roman a été bouclé rien moins qu’à Hollywood. »
« Je l’ai déjà dit plus haut, le texte reste sans réelle concurrence parce que seul le texte contient la légende de l’humanité. Et les films ne parviennent que péniblement à « contextualiser » (ou à mimer) l’humanité dans espace inhumain. »
« Imaginez passer du statut de plombier à celui star jouant au Madison Square Garden? Une année après sa sortie, j’ai enregistré quelques passages du livre dans l’appartement de ma sœur Poe. Elle a fait les chorus. Un mois plus tard, la chanson en question (Hey Pretty) cartonne à la radio. Et deux mois plus tard nous avons tourné un clip et fait la première partie de Depeche Mode. Pendant les concerts que nous avons donnés aux quatre coins des Etats-Unis, j’ai vu des jeunes de 14 ou 15 ans littéralement en transe autour du bouquin. Un superbe spectacle. Lorsque je suis enfin rentré chez moi, j’ai appris que des étudiants à la fac faisaient des dissertations sur mon livre. Et compter cette catégorie-là de lecteur dans mon « public » est particulièrement flatteur. Cela m’a en tout cas permis de mesurer combien les innovations textuelles pouvaient participer à la création d’une forme de fiction plus égalitaire. »
« La Maison des feuilles s’adapte automatiquement aux capacités du lecteur. Si vous ne vous intéressez qu’à la simple histoire racontée dans le livre, vous serez malgré tout « contraint » de porter votre attention sur des discussions portant sur le Magellan ou le Minotaure. Si vous aspirez à plus de divertissement -c’est-à-dire à plus de périls- vous promener autour de la trame romanesque et ainsi en découvrir d’autres, autrement plus menaçantes. En ce sens, mon roman prend acte de la tyrannie qu’implique l’architecture de tout roman tout en en contestant l’autorité. »
« Ah ben, vous savez, au début il y a toujours une femme… »
Propos recueillis par
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