A 42 ans, le pianiste Krystian Zimerman est considéré comme l’un des plus grands musiciens de notre temps. Chronic’art profite de son passage à Pleyel fin mai pour approcher un type fascinant. Portrait.
Krystian Zimerman n’est pas un virtuose, c’est un obsessionnel. Prêt à dormir sous son piano. Prêt à lire des nuits entières une partition. Pour l’entendre du bout de l’œil, l’aimer mieux, de l’intérieur, pour la faire vivre. Vivre pour, avec la musique. Pas le piano. La musique, comme langage. Glenn Gould était un fou de musique, un homme tendu et concentré sur la matière sonore. Seul, profondément seul. Zimerman, c’est l’anti-Gould. La musique qui le ronge, qui lui transperce le corps, il veut la partager, la donner à vivre. Tout de suite. Chaque récital est un concert de musique de chambre, de partage avec le public. Ils sont dix, cent, deux mille. Tapis dans la salle obscure, dans son ombre. Rien ne peut se faire sans eux, rien ne se fait sans l’autre. Le concert comme moment de « vie intense ». C’est sans doute la raison de sa rareté. Chaque récital demande une infinie préparation, où tous les paramètres sont pris en compte : acoustique de la salle, lumière, accord du piano… Depuis huit ans, il n’a enregistré qu’un seul disque, Les Préludes de Claude Debussy. On s’inquiète, nous qui suivons chacun de ses pas comme nos pères ont suivi ceux de Rubinstein. On se demande si, comme Sergiu Celibidache, qui refusa tout enregistrement, il ne s’intéresse qu’aux mystères de l’instant.
On est soulagé en apprenant qu’il possède chez lui un studio d’enregistrement, et, qu’à son rythme, il grave un mouvement de sonate, un prélude, une mazurka, construisant ses prochains opus. Quarante concerts par an, quand d’autres en donnent deux cents. Quarante rendez-vous d’amour, et de partage.
L’époque n’est plus celle d’Alfred Cortot, et Zimerman reste peut-être le seul à poser des conditions d’exigence musicale aussi aiguës. C’est une chance pour le public. Ne pas accepter d’enregistrer une heure de musique en cinq jours, ne pas accepter des pianos standards -car chaque piano, dit-il, est un être à part, qui demande des mois pour être approché. Le piano comme « un vieil ami ». Qui fait ça aujourd’hui ?
Cependant, Krystian Zimerman est un bosseur ; il passe 8 ou 12 heures devant son piano, comme un ami nécessaire. Il n’imagine pas une maison sans piano, et il confia à François Lafon (pour le Monde de la Musique de juin 1998) qu’enfant, il croyait qu’une maison sans piano c’était comme une chambre sans lit, ou une cuisine sans évier. Le piano comme langue maternelle. Celle des enfants prodiges.
Du concours Chopin, qu’il remporta à 19 ans, il ne faut retenir que le mot Chopin. Ce n’est pas la compétition qui l’intéresse, même si la gloire qui suivit sa victoire lui permit d’imposer ses exigences, et d’être respecté par le monde musical. Il gagna ce concours pour partager son désir de Chopin. Polonais, comme lui, exilé au même âge, il est comme un grand frère. Sa musique est partout dans ses programmes. C’est son double. Cette année, pour célébrer le cent-cinquantenaire de sa mort, Zimerman reconstitue un orchestre idéal. Pas satisfait de la qualité standard « mid Atlantic » des orchestres du monde, il recrute chaque musicien. Afin de retrouver le lyrisme, la souplesse de l’œuvre de Chopin, compositeur passionné de Bellini, Rossini et autres Italiens du boulevard. Son interprétation est le fruit de vingt ans de désir, de soif. Le résultat sera, à coup sûr, loin de tout ce qui existe sur le marché ; même loin de son célèbre disque avec Carlo Maria Giulini. Qui lui reprocherait d’avoir un son qui lui ressemble ?
C’est donc un homme entier qui joue le 26 mai à Pleyel (programme Chopin -Schumann). Hors de l’anonymat des pianistes d’aujourd’hui, qui à force de s’écouter les uns les autres, à force de s’imiter, se ressemblent, se confondent. Il entre sur scène comme dans le village suisse où il habite depuis vingt ans. Il vient avec son propre Steinway, qu’il chérit comme un partenaire à part égale. Peut-être saluera-t-il ses amis compositeurs réunis dans la salle : Pierre Boulez (dont la deuxième sonate est une nourriture), Henri Dutilleux devant qui il s’incline. Et si, en plus, Dutilleux acceptait d’écrire une page pour lui, rien qu’une seule page de musique, cet homme pleurerait. C’est sûr. Et nous avec.