En 1995, « Irma Vep » faisait la jonction entre l’activité critique d’Olivier Assayas -il a écrit aux « Cahiers du cinéma » entre 1980 et 1986- et son travail de cinéaste. Film-essai libre et nourri d’influences multiples, « Irma Vep » était pour lui le moyen de revenir à une réflexion sur le cinéma qui n’était guère apparue dans ses films précédents. L’essai qu’il consacre à Kenneth Anger lui permet de renouer avec sa « relation intime » à l’écriture sur le cinéma. En portant un regard original sur l’histoire du cinéma à travers la figure d’un irréductible, Olivier Assayas signe un essai-miroir qui dit autant sur lui que sur Anger. Portrait du cinéaste en critique (ou inversement).
« Ce que nous demandons au cinéma, c’est ce que l’amour et la vie nous refusent, c’est le mystère, c’est le miracle. » Robert Desnos.
Olivier Assayas est, pour reprendre la belle formule de Jean-Louis Schefer, « l’homme ordinaire du cinéma », celui dont les mots ne relèvent pas « d’un discours (de la transmission d’un savoir) mais d’une écriture (d’une recherche dont l’objet n’est pas une construction mais l’énigme d’une origine) ». Son essai sur Kenneth Anger n’a donc rien à voir avec les solides monographies universitaires qui font crouler les étagères des bibliothèques, ces sommes érudites, gonflées de notes en bas de pages, qui croient épuiser leur sujet quand ils fatiguent seulement leurs lecteurs consciencieux. Machine de guerre intime contre une conception nomenclaturée du cinéma et contre sa traduction la plus sophistiquée, à savoir la récupération encyclopédique des marges, ce court et stimulant texte sur Kenneth Anger se présente avant tout comme une contribution originale à une véritable histoire du cinéma, « la seule, la vraie » comme la qualifie Jean-Luc Godard, qui vient d’en proposer la geste poétique. Assayas joue ainsi l’approche transversale, la ciné-filiation (recherche des pères) contre ce qu’il appelle « la caserne du dictionnaire » (reconnaissance des pairs), et porte un regard personnel et artistique sur un cinéaste méconnu, dont la reconnaissance se limite trop souvent à l’octroi paresseux du label « culte ».
Ce qui marque, dans son essai, c’est avant tout la volonté d’inscrire l’œuvre angérienne dans le champ cinématographique général, refusant toujours de la cantonner dans la catégorie avant-gardiste : le cinéma dit « parallèle » n’est jamais qu’une notion construite par les « érudits » stigmatisés plus haut et qui ne dit rien d’autre sur les films d’Anger que leur classification hâtive. Quant à la reconnaissance officielle et tardive de « l’underground », est-elle autre chose qu’un aveu d’impuissance, celui de n’avoir pas su, ni voulu s’écarter des voies balisées au bon moment ? Au contraire, pour rendre à Anger ce qui lui appartient, il faut d’abord congédier ces catégories réductrices -cinéma-culte, parallèle-, bouleverser la hiérarchie des rats de cinémathèques et resituer son œuvre au centre. C’est ce qu’entreprend Olivier Assayas en montrant comment les questions formelles à l’œuvre dans le cinéma d’Anger sont indissociables d’une recherche de grâce et de beauté, d’un désir profond de retourner aux sources primitives du cinéma pour lui faire retrouver sa « pure charge de poésie ». « Archaïque et moderne », Kenneth Anger apparaît alors, non plus comme le chantre culte -et occulté- d’un cinéma hallucinogène pour adolescents attardés, la caution subversive d’un cinéma majoritaire qui continue à se poser de mauvaises questions, mais comme la figure cruciale qui va révéler à l’histoire du cinéma, ses vides et ses pleins, ses béances et ses saillies. Sous la plume d’Assayas, Anger, l’Obscur, devient le référent qui départage le vrai et le faux cinéma : « Vraie et fausse magie au cinéma », dit le sous-titre de l’essai.
A travers ce texte, écrit « au fil de la plume », et dont il faut redire la liberté de ton, Olivier Assayas se propose donc de résoudre une énigme : la mise à l’écart de Kenneth Anger, geste signifiant qui parle à l’auteur aussi bien en tant que cinéaste qu’en tant qu’historien du cinéma ; car cet effacement de l’histoire officielle dit cet essentiel : qu’à travers Anger se joue tout un pan du cinéma, une force et une visée qu’il a perdu au profit du tout commercial et d’une vision émasculée -c’est le bon terme- du septième art. Pour rendre compte de cette mise à l’écart et de la perte en énergie et en puissance qui en découle pour le cinéma, l’auteur formule quelques hypothèses stimulantes qui définissent la ligne critique de l’essai.
Première hypothèse : Kenneth Anger est un cinéaste muet, « ou plutôt un cinéaste appartenant au monde du muet qu’il aurait prolongé en tant que forme autonome jusqu’à notre époque ». On retrouve là l’idée majeure selon laquelle les films d’Anger s’adressent directement à l’imaginaire des spectateurs sans passer par les codes esthétiques de la machinerie hollywoodienne, qui renvoient les images vues à d’autres images et non à l’univers des rêves que les films sont censés convoquer. La force du cinéma n’est agissante que parce qu’elle « se nourrit du non-cinéma, du hors-le-cinéma, du avant-le-cinéma ». Georges Méliès se présente ici comme le « seul véritable précurseur » d’Anger, son art poétique et magique ayant réalisé ce programme avant d’être réduit à « un arsenal de trucs », à un proto-cinéma forain qu’on qualifia sans avenir. Deuxième hypothèse : les œuvres d’Anger ne sont pas des films, plutôt des « outils d’exploration » qui contiennent en eux le dépassement de la relation traditionnelle entre l’artiste et le futur spectateur. Le travail du cinéaste hollywoodien relève moins d’une démarche artistique que d’ « une préoccupation éthique » : celle d’inventer une forme pour rendre compte du rituel. L’essentiel, pour lui, est la quête mystique engagée par le film où il se définit davantage comme mage que comme cinéaste.
A ce propos, Assayas fait une lecture passionnante du statut du personnage dans les films d’Anger : ni acteurs-interprètes qui composent un rôle, ni personnages fictionnels qui effaceraient la personnalité des acteurs, les figures humaines qui apparaissent sont « l’objet même du rituel », l’incarnation vitale et en direct des enjeux de l’opération magique en cours. La force du cinéma d’Anger réside dans cette véracité situationnelle et dans cette définition fondamentale du film comme « ombre de l’expérience humaine », expérience-limite, expérience vécue qui lui est inspirée par le père spirituel d’Anger : Aleister Crowley, personnage-clé de l’occultisme au vingtième siècle. Enfin, si Anger touche au cœur du cinéma en invoquant son « au-delà », il n’en reste pas moins pour Assayas une « plaque sensible de son temps », au même titre qu’Andy Warhol, sorte de double artistique inversé. Son livre Hollywood Babylon, sorti en 1958, dans lequel Anger fait le récit des potins et anecdotes sur les stars hollywoodiennes contribuant à ronger la mythologie des studios, et son film Scorpio Rising (1963), dans lequel il impose à l’écran une imagerie symbolique et fétichiste du monde gay sur la base d’un détournement de quelques-uns des éléments-clés de la culture populaire américaine -objets, pop-music, B-D-, constitue un diptyque révélateur et visionnaire qui annonce la déréliction progressive des utopies sixties.
Le court passage où Assayas propose de voir dans la svastika exhibée par les Hell’s Angels de Scorpio rising le signe prémonitoire des temps à venir, et qui conduisent tout droit au meurtre d’Altamont en 1969, révèle bien la qualité d’écriture de cet essai passionnant, à la prose à la fois modeste et ingénieuse. Une sorte de Tombeau pour Kenneth Anger, au sens poétique où l’entendait Stéphane Mallarmé : « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur/Que ce granit du moins montre à jamais sa borne/Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur. »
Kenneth Anger, de Olivier Assayas
Editions Les Cahiers du Cinéma
Collection « Auteurs » (111 p.)