A la veille de la sortie de Teatro di guerra, film arraché de haute lutte à la vie et au théâtre (lire notre critique), et pour marquer le début de la rétrospective Un altra Italia à la Cinémathèque, Mario Martone est venu à Paris recevoir le prix Fondation Martini-jeune cinéma italien. Entre un discours officiel et un cocktail arrosé aux produits de la Fondation susmentionnée, il a bien voulu nous ménager un entretien.
« Nous nous devons de trouver une voie nouvelle » : c’est par ces mots que Mario Martone accueille la récompense qui vient de lui être offerte très officiellement dans le temple de la cinéphilie. Manière directe de prendre ses distances, autant à l’égard du monde cinématographique en général que de l’héritage du cinéma italien, alors même que la rétrospective Un altra Italia s’apprête à faire voisiner ses œuvres avec celles de quelques prestigieux aînés. Puis il crédite ses comédiens, ses collaborateurs, et surtout sa ville, Naples, comme « coauteurs » de ses films. On a là, très clairement énoncée, la démarche de Mario Martone : refus des formes installées, intérêt pour le travail collectif, impératif de recherche, avec en toile de fond, pour faire pièce à toute velléité de théorisation excessive, la question de la représentation de la réalité. Tous éléments qui agitent, jusqu’à l’incandescence, son nouveau film, Teatro di guerra. Après la « représentation » officielle, alors que tout le monde se dirige déjà vers le buffet, nous engageons la conversation. Ses yeux brillent d’une sorte de fièvre. Débit calme, posé, assuré.
Chronic’art : Si on le compare à votre deuxième long-métrage, L’Amore molesto, Teatro di guerra est un film beaucoup plus brut. Est-ce son sujet, le théâtre, qui a déterminé cette forme ?
Mario Martone : Naturellement, la forme dérive de l’objet du film. Mais je n’ai pas voulu, pour celui-ci, m’intéresser à des questions de style, au sens cinématographique du terme. Il me semble qu’il y a, en théâtre comme en cinéma, et dans l’art en général, un très grand risque à se laisser enfermer dans un style, une forme prédéterminée… qu’elle devienne une prison pour l’artiste. C’est pourquoi chacun de mes films relève d’un processus créatif différent. On peut dire la même chose de mes pièces de théâtre, de mon travail en général : j’ai toujours voulu explorer des formes diverses. L’unité de l’ensemble, s’il y en a une, passe par quelque chose qui est en deçà du style, ou qui court de manière souterraine au travers de la diversité des styles.
On pourrait dire la même chose de ce film-ci en particulier, de son unité. Elle jaillit d’une très grande diversité de situations, de niveaux narratifs…
C’est une construction très particulière… le film est fait de l’assemblage de plusieurs catégories de scènes : des scènes de vraies répétitions, capturées par la caméra lors du travail de ma troupe, des scènes de fiction avec des dialogues écrits, et des scènes où les dialogues sont partiellement improvisés… et puis d’autres moments plus intermédiaires, plus ambigus… notamment les épisodes récurrents d' »examen », où les personnages « racontent » le rôle qu’ils sont censés interpréter dans la pièce. A partir de tous ces éléments, de ces pièces diverses, le film est composé. D’où, peut-être, ce caractère un peu brutal dont vous parliez tout à l’heure…
Il y a la brutalité, et il y a aussi, effectivement, cette ambiguïté qui finit par brouiller les frontières. Comme dans cette séquence où le metteur en scène déboule sur scène et où l’on pense qu’il vient interrompre la représentation…
… et en fait, on est toujours dans la pièce de théâtre, dans la représentation. C’est bien évidemment un des thèmes forts du film, cette question de la représentation au sens large. Mais ça ne se limite pas aux rapports entre la fiction et la réalité. Le film en est imprégné tout entier. Le point de départ, c’est cette image de la scène de théâtre vide, voilà, il n’y a rien dessus. En même temps, il y a une guerre qui est en train d’avoir lieu, ailleurs, en Yougoslavie. Cette guerre, on la voit partout, à la télévision notamment ; c’est à dire qu’on fait dessus des images, comme jamais, pour aucune autre guerre, auparavant. Or, ces images ne nous ont pas aidé à comprendre grand-chose, ce qui veut dire que regarder ne suffit pas. Ce que j’ai donc voulu, c’est, d’une part, faire un film où il soit question de cette guerre, sans jamais en montrer une seule image, et, d’autre part, montrer, par le biais du théâtre, le travail de la représentation à l’œuvre. Cette scène vide du départ, il faut mettre quelque chose dessus. Quelque chose qui puisse faire pièce aux images soi-disant réelles. Et ça, c’est un travail, un labeur au sens physique du terme. J’ai voulu montrer la fatigue qui est nécessaire pour que la représentation, dans tous les sens du terme, ait vraiment lieu. Cette notion de travail, de fatigue… voila, ça, c’est une valeur… Du coup, dans le film, ces images viennent occuper la place de celles, manquantes, de Sarajevo…
Teatro di guerra est donc un film politique…
Je ne pense pas. Ce n’est pas son sujet qui fait d’un film un film politique, c’est la manière de l’aborder.
Eh bien, justement ! Il ne tient absolument aucun discours idéologique, mais il a une manière de montrer qui…
Alors oui, en ce sens, je suis d’accord. C’est un film qui essaie de rendre compte de certains comportements humains, et, à travers eux, de son propre travail d’élaboration.
On voit d’ailleurs, tout au long de l’histoire, le metteur en scène se battre pour trouver de l’argent. C’est une manière de parler du cinéma ?
On peut le lire à ce niveau-là aussi. Un film comme Teatro di guerra ne pourrait pas exister dans le cadre d’une production classique. Monter un spectacle dans un premier temps, filmer les répétitions, puis élaborer le scénario et finir de tourner le film. Aucun producteur n’aurait accepté un tel projet ! C’est donc une production complètement indépendante, prise en charge par Teatri Uniti, ma compagnie de théâtre, qui est aussi une maison de production.
Production, mise en scène, réalisation… on a l’impression que vous cherchez à multiplier les angles d’attaques. À un autre niveau, vos documentaires et certaines de vos mises en scène montrent un grand intérêt pour les plasticiens. Je pense aussi, incidemment, à l’utilisation que vous faites de la musique de Steve Lacy dans L’Amore molesto, votre précédent long-métrage de fiction. Est-ce une volonté consciente de vous nourrir de toutes les formes d’expression ?
Le jazz… On revient à la notion d’improvisation… Il me semble que le jazz et le cinéma sont très proches, ou peuvent l’être, dans cette forme d’organisation qu’est l’improvisation. Et, d’une manière générale, oui, tout ceci part d’une volonté très consciente. Je crois qu’un cinéma qui ne s’ouvre pas sur les autres formes d’expression peut-être considéré comme mort. Un film déjà tout écrit, tout préparé à l’avance… A ce titre, le parallèle avec le jazz me semble très fort : l’ouverture sur l’extérieur sert aussi à ça, à maintenir la possibilité de l’improvisation.
Propos recueillis par
Traduction : Marta Antonucci. Remerciements à Alexis Delage
Lire notre critique de Teatro di guerra