Si les japonais l’avaient, ils l’auraient intronisé trésor national. Mais Lubat n’en n’aurait que faire. Multiinstrumentiste, compositeur, chanteur, acteur, animateur, pardon « animacteur », Bernard Lubat découvre très tôt le jazz, puis la musique classique contemporaine. Après avoir connu une gloire qu’il juge facile dans le Paris des années 60, il ressent l’appel du pays et retourne s’installer à Uzeste où il fonde La Compagnie Lubat et Uzeste musical, sorte de festival permanent. Un label, Labeluz, de création récente, complète le tout. Lors du festival de Barcelonnette, il a rencontré les jeunes stagiaires le 26 juillet 1998. Attention, accrochez-vous, le discours est dense et profond.
Le microcosme du jazz centraliste
A Paris, dans les années 60, il y avait beaucoup de monde, le jazz se fabriquait là. Après ce sont les pizzerias et les restaurants grecs qui ont pris la place, il y avait trop d’artistes. Paris n’est plus un endroit intéressant en ce qui concerne la musique improvisée. Il y a plein de mecs qui habitent encore là-bas, mais ils se demandent pourquoi. Il y a pas mal de musiciens qui pensent à aller habiter d’où ils viennent. C’est très difficile de rester vivant quand on s’en sort. On a un peu le réflexe de capitaliser. Moi, j’ai la chance d’être un raté, alors j’ai ma carrière derrière moi et mon œuvre devant moi. Il me reste tout à faire, c’est comme si je ne savais rien. Je ne fais pas partie du microcosme du jazz centraliste.
La Compagnie Lubat
La Compagnie Lubat est née en 1976, pas par hasard, mais inconsciemment. J’avais joué avec les grands du jazz, mais j’avais aussi rencontré la musique écrite contemporaine. Elle m’a fait entendre qu’il y avait d’autres paysages, d’autres esthétiques dans la musique, très différentes de ce que je connaissais déjà, c’est-à-dire la musique classique ou le jazz. Des gens comme Luciano Berio, Edgar Varese m’ont alerté du fait que la musique pouvait être multiple, multiculturelle. Il y avait cette explosion des formes, des rythmes, des harmonies, cette façon de jouer avec des matériaux, chez Luigi Nono par exemple, ou Boulez. Cette musique-là ne swinguait pas terrible, mais ils ont tracé des portes qu’il suffisait d’ouvrir. Nous, on fait peut-être de la musique contemporaine, mais improvisée, sans l’écrire.
Quand la compagnie est née, il est vrai qu’il y avait dedans Jean-Louis Chautemps qui arrivait de l’histoire du jazz, mais les autres partenaires étaient multiculturels avant la lettre, des arabes, des juifs, des grecs, des moldaves, des communistes, des syndicalistes, des homosexuels, tout ce qu’il ne faut pas, quoi… Et dans le rassemblement de ces personnes, j’ai entendu arriver des esthétiques qui n’étaient pas prévues au programme ni de mes oreilles, ni du climat de l’époque, où c’était le jazz qui était en quelque sorte la musique moderne, différente. On a subi l’influence aussi de la free music noire américaine, des gens qui se révoltaient, qui n’étaient pas très contents de leur situation, ni de ce qu’on leur faisait subir. Ornette Coleman, John Coltrane, un homme qui a décidé un jour de souffler dans un saxophone vite, fort et longtemps, avec trois mecs qui faisaient pareil, ça a fait des dégâts. On a trouvé ça génial après, mais je me souviens les premiers concerts à Pleyel, tout le monde sortait de la salle de concert en disant que ce n’était pas du jazz.
C’est une leçon : l’histoire, c’est un torrent qui dévale et si je n’invente pas, si je n’explore pas, je ne sais pas quel sens je donne à mon action. Ce soir on va jouer ce qu’on ne sait pas, avec des choses qu’on sait, bien sûr, il y a le disque qu’on a fait, des thèmes qui reviennent, mais on ne les finit pas, des fois on les joue au milieu, des fois on les rate, alors on passe à autre chose, c’est comme un match de rugby ou de foot, on le répète pas, on le joue. Et si on ne joue pas, on n’a pas la sensation de jouer, mais d’interpréter ou de réciter, ce qui, au bout de quelques années est somme toute assez ennuyeux. [Au début] les critiques nous prenaient pour des demeurés en disant « Ce n’est pas du jazz. Vous nous faites chier avec votre Gascogne et votre accent. » Certains sont morts depuis (rires).
Le jazz est un idiome
Le jazz au départ, c’est un mot, un idiome (idiot – homme). Ca n’a jamais été catholique. Quand on fait de la musique improvisée, on se convoque soi-même, ce qui pose rapidement des problèmes, plutôt que des solutions. Donc, j’ai un parcours moitié classique et moitié pas du tout. J’ai joué avec des gens qui font partie de l’histoire du jazz, mais moi je n’en fais pas vraiment partie, je suis un bâtard, un pur bâtard. J’aurais pu être un grand batteur de jazz et je suis devenu un grand bâtard.
Je ne suis pas un gardien du temple
Ce qui est intéressant dans l’histoire du jazz, derrière la musique, c’est d’être artiste, pas seulement musicien. Le jazz, c’est une porte d’entrée vers quelque chose, un peu comme la musique contemporaine écrite ou d’autres musiques. Je suis né en Gascogne pas à Harlem. J’ai eu beau jouer pendant des années avec des musiciens qui ont inventé le jazz, je ne suis pas vraiment un jazzman. Par contre, je suis devenu un improvisateur infernal. Grâce au jazz, j’improvise avec n’importe quoi, le public, les orages,… Je ne suis pas un gardien du temple. Je suis plutôt sortie de secours, voie bien dégagée derrière les oreilles. Je me suis entouré de gens pires que moi, pas déclarés à l’argus, pas très catholiques au sens jazzistique. Il y en a qui assument très bien l’histoire du jazz, moi je la continue. Ce que j’ai reçu comme éducation, ou plutôt éducaction de ceux avec qui j’ai joué, m’a plutôt conduit à devenir moi-même que devenir comme eux. J’aurais pu toute ma vie essayer de jouer comme Bud Powell, je n’y serai jamais arrivé. Car ce n’est pas qu’une question de technique, mais d’époque, de philosophie, sans doute de politique.
Je ne me considère ni comme professionnel, ni comme amateur, je fais de la musique par hasard depuis que je suis tout petit. D’ailleurs cette distinction ne me convient pas, il faut trouver d’autres mots. Je ne fais pas que de la musique, il y a du théâtre. La musique, ce n’est pas que de la musique.
Uzeste
Uzeste, c’est né comme ça, sur les routes, au travers de rencontres dans d’autres festivals, Michel Portal, des gens de la musique contemporaine aussi, de la musique classique. On ne choisit que des gens qui ont des problèmes. Ceux qui ont des solutions ont d’autres festivals pour les montrer. Ce festival ne s’appelle pas festival mais Hestejada de las Arts, parce qu’on est en Occitanie. On est bilingue, je chante le blues en gascon, c’est une façon de répondre aux bluesmen américains, sans ça j’aurais l’impression de chanter un blues à la française qui ne serait qu’une copie, alors qu’en gascon, j’ai l’impression de chanter le blues qui est en moi. Uzeste, c’est devenu un laboratoire permanent. On convie les gens qui cherchent, qui expérimentent.
Ce n’est pas une question de bémols, ni de dièses, ni autre chose, écouter, oui, mais écouter les orages, écouter la pluie, le vent, écouter les villes, écouter les motos, les mobylettes. L’oreille, c’est fait de tout ça, écouter John Cage qui ne swingue pas des masses mais qui nous parle d’un matériau fabuleux. L’histoire de la musique, c’est qu’il faut que ça continue, on ne peut pas jouer comme nos pères. Moi, j’ai un fils qui a cinq ans et qui dit déjà « Je t’aurai, toi ! » Il ne fera pas comme moi, sans ça, ça ne sera pas lui. C’est toute l’histoire de la culture et de comment on fait avec ce qu’il y a eu avant. C’est ça l’équipe adverse qu’on a. Quand on joue, il y a Monk au premier rang, il y a Jean-Sébastien Bach, Mozart dans un coin, ils sont tous là. Il me semble que le jazz, c’est plus une posture, une philosophie qu’une forme esthétique, sinon ça n’aurait pas tenu un siècle. Jazz, c’est un mot ordurier, un mot sexuel, je comprends que les blacks ne l’aiment pas, c’est comme nègre, comme arabe, comme pédé, il faut assumer ce qu’on est, comme dirait Jo Bousquet « il faut survivre à ce qu’on est né » (rires).
Le lieu est devenu un chantier permanent de déstabilisation, de réflexion, d’interrogation, de recherche fondamentalement appliquée. On se sert des mots pour être de mauvaise foi, on ne va pas faire semblant d’être sincère, on ne peut pas être sincère et le paraître, il faut arrêter de mentir, il faut mentir. Certains soirs, on peut jouer des standards, on n’est pas contre, mais c’est pour continuer, pas pour se regarder dans le rétroviseur (vade retro viseur). Des fois ça vexe, je comprends qu’il y ait des gens qui aient des certitudes bien installées, des idées arrêtées, des idées toutes faites, mais on comprend qu’on ne soit pas obligé de nous croire. Quand j’ai vu Coltrane la première fois, je n’étais pas obligé de le croire, dans la salle tout le monde s’est barré. Comme j’étais à peu près le plus inculte de tous les gens qui étaient cultes, je suis resté jusqu’au bout pour comprendre jusqu’au bout que je n’avais rien compris. De la même manière que quand j’ai entendu pour la première fois une œuvre de Berio, j’ai compris que je n’avais rien compris. J’ai compris que c’était très intéressant de ne pas comprendre, de chercher où on ne comprend pas. Sans ça, si on cultive trop ce que l’on sait, ce que l’on croit ou ne croit pas, on devient un papy, une mamie avant la lettre, on s’encroûte et on devient croyant, on n’est plus pratiquant. D’ailleurs quand on écoute ce qui se passe aujourd’hui avec la techno, ils reprennent la musique contemporaine, ça bouge partout. Il faudrait que le jazz continue à bouger, lui aussi. Chacun est un jazz, c’est ça le message du jazz, chacun est quelqu’un. C’est ça qu’il faut qu’on apprenne à vivre ensemble et non pas vous mettre tous ensemble pour vivre tous pareil. Il faut de l’humour, c’est pour ça qu’on déconne sur scène.
Propos recueillis par