Membre fondateur du légendaire Art Ensemble of Chicago, apôtre de la Great Black Music, le trompettiste Lester Bowie est à 56 ans plus iconoclaste que jamais. A l’aise dans tous les contextes, il n’hésite pas à se remettre perpétuellement en cause. Nous l’avons rencontré à paris le 23 avril dernier,alors qu’il effectuait une tournée avec son orchestre de cuivres le Brass Fantasy.
Chronic’art : Actuellement, dans la presse française, on peut lire qu’il y a quelques années, alors que vous étiez à Paris, vous avez complètement détruit la collection de disques d’un ami parce que c’était du rock et que vous pensiez que le rock et la pop étaient des instruments d’aliénation. Si cette histoire est vraie, comment se fait-il que vous jouiez cette musique dans votre nouvel album ?
Lester Bowie : Cette histoire est complètement fausse. Je l’ai entendue la semaine dernière pour la première fois. Quand je suis entré dans l’Art Ensemble, je travaillais en même temps avec Jackie Wilson, les Temptations et les Impressions. J’ai joué cette musique durant des années. J’aime toutes les musiques. Je pense que quelqu’un a voulu fabriquer une histoire. Mais qui que soit cette personne, il ne connaît pas notre histoire. Le premier disque que l’Art Ensemble a fait en France comprenait un thème rock. J’ai enregistré des thèmes de Willie Nelson et Michael Jackson il y a quinze ans. De plus, détruire une collection de disques, ce n’est pas mon genre (rires).
Comment vous est venue l’idée de The Odyssey of Funk and Popular Music ?
Pour m’exprimer en tant que musicien, j’ai besoin d’emprunter différentes voies, une seule n’est pas suffisante. J’ai besoin de jouer dans des situations différentes, le jeu en duo en est une, avec une fanfare, c’est autre chose, avec l’Art Ensemble, encore autre chose. Ce n’est qu’en assemblant ces différentes situations que l’on peut se faire une idée de ce que j’essaie de faire. Je ne veux pas limiter mon horizon.
Comment avez-vous choisi les différents thèmes de l’album?
Au départ, je choisis des chansons que j’aime bien, une mélodie, un rythme que j’aime. Et j’ai des enfants, ce qui fait que j’écoute tout le temps toutes sortes de musiques contemporaines. Je veux qu’ils réalisent qu’il y a une autre façon de jouer ces thèmes, alors je joue leur musique à ma façon. Ca peut toucher plus de monde ainsi.
Il y a quelques semaines, on a célébré le trentième anniversaire de la mort du docteur Martin Luther King. Pensez-vous que la situation des droits civiques ait évolué aux États Unis depuis cette période ?
Je n’ai rien à foutre de Martin Luther King. Il n’était pas si important que ça pour nous. C’était un prêcheur baptiste, qui veut écouter un prêcheur baptiste ? Je ne le suivrai nulle part ! (rires)
D’accord, mais la question portait plus sur l’évolution des droits civiques que sur Martin Luther King…
Ok. Elle s’est aggravée, parce que ses idées n’étaient pas efficaces, parce qu’il n’avait pas de programme pour leur développement. Quand il a envisagé d’en avoir un, ils l’ont abattu. Ca n’a rien à voir avec le fait de pouvoir s’asseoir dans un restaurant avec d’autres pour être respecté. Ce n’est pas comme ça qu’on développera notre peuple, notre société. Mais c’est lui qui est devenu célèbre. On pouvait le taper, lui donner des coups de pied, le couvrir de merde, il continuait de sourire. Si vous me giflez, je prendrai cette bouteille et j’essaierai de vous tuer ! (rires) Je ne tendrai jamais l’autre joue.
Autrement dit, considérez-vous que la situation des noirs aux États Unis ait évolué depuis les années 60 ?
C’est pire. Ca a complètement merdé.
Y-a t’il une solution ?
Oui, il y a une solution : le jazz est notre seul salut. Et je suis sérieux. La culture est le seul moyen de sortir de cette situation. Car la seule voie que nous ayons est de nous développer intellectuellement et de nous élever. On ne peut pas résoudre le problème du racisme si on reste à un bas niveau. On le résout en s’élevant au-dessus de ce niveau où il n’a plus aucune importance. Et la seule façon d’élever le niveau intellectuel de la société passe par la culture, l’écriture, la peinture, la musique. C’est le seul moyen d’élever leur conscience. Le jazz est la première musique représentative du monde entier, la seule musique qui se développe, qui peut tout accepter. Il est important de comprendre que c’est la première fois qu’une musique représente tant de gens. On ressent le jazz aussi fort en France, qu’en Amérique, en Sicile, en Tchécoslovaquie, en Afrique ou en Amérique du Sud. Tous ces éléments sont représentatifs des peuples de cette planète et tant que nous n’auront pas appris à être un seul peuple sur cette planète, nous ne rejoindrons pas la fédération des planètes. Il faut que nous apprenions à être une planète d’abord, c’est pour ça qu’on se bat. Martin Luther King n’a rien dit sur le jazz, sur la culture. Il a descendu le jazz, c’était mauvais, tout faux ! Prenez le blues, c’est la musique la plus influente, partout où vous allez dans le monde, vous entendez de la musique noire américaine, partout ! Mais Martin Luther King a dit que le blues, c’était de la merde. Et moi, je dis « Va te faire foutre, Martin Luther King! »(rires).
Que pensez-vous de la notion de pureté en jazz ?
Ceux qui parlent de pureté en jazz ne sont pas plus purs eux-mêmes. Ce qui est pur dans le jazz, c’est que c’est une musique jeune en développement, personne ne peut l’arrêter. Ils parlent de pureté pour tenter d’arrêter son développement. Il faut au contraire y incorporer plus de choses. Imaginez ce qu’on pourrait faire ! Il y a un siècle, personne n’aurait pu imaginer qu’on développerait la science du son dans la musique. On pourra changer l’esprit d’une nation par une combinaison de notes et de rythmes. C’est ce qu’il faut développer, il nous faut encore plus d’influences. Le jazz est la « world music ».
Il y a quelques années, vous avez eu des mots assez durs pour Wynton Marsalis. Pensez-vous toujours la même chose ?
Oh oui ! Avec moi, il a toujours été sympa, je ne vais pas lui sauter dessus pour le démolir. Mais il faut comprendre que Wynton Marsalis est un très jeune homme et qu’on l’a utilisé. Quand à 35 ans vous défendez toujours les idées que vous aviez à 21, vous avez un problème, croyez-moi ! (rires). Je suis désolé pour Wynton, mais vous devez comprendre qu’on l’a manipulé pour arrêter le développement de la musique.
A votre avis, pourquoi fait-on ça ?
Si vous arrivez à contrôler la culture de quelqu’un, vous le contrôlez, vous pouvez arrêter son développement culturel. On se dirige vers l’an 2000, c’est là qu’il faut aller, non pas jouer la musique de 1955. Les jeunes musiciens veulent jouer quelque chose de nouveau et on leur dit, non, non, n’essayez pas de jouer de nouveauté, jouez ça. Et on continue à croire que Martin Luther King était bien, on vit dans un monde de rêve déconnecté de la réalité.
Vous sentez-vous toujours libre de donner l’orientation que vous voulez à votre vie musicale ?
Oh oui ! Les gens pensent que le free jazz veut dire pas de mélodie, pas de rythme, ni tempo, ni structure. Le free jazz, c’est « Je suis libre de jouer tout ce que j’ai envie de jouer. » Si je veux jouer Patsy Klein à un moment et Billie Holiday ensuite, je peux le faire. Je peux faire tout ce qui me passe par la tête, c’est mon boulot, je suis musicien et je fais ce que j’ai envie de faire. Les chansons que je joue, peu importe qu’elles soient de Marilyn Manson, de Madonna ou de Whitney Houston, j’aime leur son. Je pense qu’on a des compositeurs créatifs, tout ce qu’il faut pour faire de la musique de qualité. Alors, je le fais. Sur ce disque, le consultant c’est ma fille, elle a 15 ans ! Je donne des concerts dans l’école de mes gosses, parfois gratuitement, parce que mes enfants aiment tant le jazz, mais ils savent qu’aucun de leurs amis n’a jamais entendu un vrai orchestre de jazz. Alors, je joue ces chansons qu’ils connaissent et ils adorent ça. Ca leur fait voir qu’on peut penser aux choses d’une autre façon. On peut être libre de grandir, si nous le voulons, il faut que ce soit d’abord au niveau mental. et les arts nous donnent la vision qui nous inspire. Penser aux choses est notre métier.
Ahmad Jamal dit qu’il n’y a pas d’être créatif, qu’on réfléchit la créativité qui se trouve dans l’univers. Qu’en pensez-vous ?
On est des messagers musicaux. On s’entraîne à recevoir l’esprit. Je veux dire que quand je joue, je ne sais même pas ce que je fais. On se prépare à être un canal et parfois on ne sait pas ce qui se passe, on l’accepte et on le fait. La vraie musique ne connaît pas de substitut et c’est pour ça qu’Ahmad Jamal est si grand. C’est un vrai musicien. J’ai été inspiré par Ahmad Jamal quand j’allais au lycée, j’avais l’habitude de me trimbaler avec ses disques juste pour faire cool, en 1957, 1958. Même aujourd’hui, il est incroyable, c’est un personnage, il a compris qu’il était un canal à travers lequel passait la musique. Une fois que vous avez compris ça, vous devenez humble. Les plus grands musiciens que j’ai rencontrés étaient les plus humbles. Par exemple, Dizzy Gillespie venait dans notre loge et on traînait là avec lui, comme des gosses, Dizzy Gillespie ! Quand je suis allé à New York, je jouais dans la section de trompettes avec Blue Mitchell et Kenny Dorham, et il ne m’a jamais regardé de travers, même quand je me plantais. Il y avait de l’amour pour nous dans ses yeux.