Depuis 1986, Nouri Bouzid s’est imposé avec son premier film (L’Homme de cendres) comme l’un des cinéastes maghrébins les plus importants. Son nom est associé aux plus grandes réussites du cinéma tunisien des dix dernières années. Réalisateur de films primés dans de nombreux festivals, Nouri Bouzid a co-écrit les scénarios de Halfaouine de Férid Boughedir et Les Silences du palais de Moufida Tatli. A l’occasion de la sortie il y a quelques semaines de son nouveau film Tunisiennes, Nouri Bouzid revient sur la genèse de ce film et évoque la situation du cinéma en Tunisie.
Chronic’art : Quels sont les thèmes que vous vouliez développer dans votre dernier film Tunisiennes ?
Nouri Bouzid : Avant ce film, j’avais écrit plusieurs scénarios à la première personne comme L’Homme de cendres, Les Sabots d’or ou Halfaouine. Quand j’écrivais Les Silences du palais, je me sentais bien dans la peau d’une femme. Je trouvais aussi que c’était un cheminement important pour moi que d’aller plus vers l’univers intérieur des gens. En Tunisie, le statut de divorcée est très dur, car il y a une injustice de la société des hommes. Donc je voulais travailler sur ce thème. Très vite, ce sujet est devenu pour moi une urgence. Quand tu finis un film, il y a un sujet qui te colle et qui t’obsède… c’est exactement comme une femme qui s’aperçoit qu’elle est devenue enceinte. Pour moi, c’est devenu une nécessité de parler de cette situation des femmes en Tunisie.
A partir des trois parcours de femmes, il y a beaucoup de choses qui sont dites sur la société tunisienne.
Oui, mais ça c’est comme dans tous les films. Il y a la dramaturgie du film et le background, la toile de fond. Mes personnages font partie d’une construction dramatique. En revanche la toile de fond doit être réaliste, elle doit correspondre à un vécu vrai. Hier soir, je discutais avec des amis journalistes arabes qui me disaient qu’ils étaient gênés par le deuxième film de Férid Boughedir (Un été à la Goulette) parce que le background n’était pas réaliste. Là, ça ne pardonne pas, il faut être juste dans la description d’une société, sur ce plan là, on ne peut pas fantasmer.
Il y a une séquence dans votre film que vous n’auriez effectivement pas pu tourner il y a dix ans, dans laquelle Fatiha évoque la mort de sa sœur dans un massacre en Algérie.
Je voulais rendre un hommage aux femmes algériennes et à ceux qui résistent en Algérie. Pour cette séquence, il y avait un texte écrit et la technique était à sa disposition. Je ne voulais pas rajouter un flash-back, car je voulais montrer comment une personne raconte son passé, avec son langage parlé. L’émotion de la comédienne, l’image et les dialogues suffisent.
On sent dans votre film une mise en scène très travaillée, avec des premiers et des seconds plans, des entrées et des sorties dans le champ. Pourquoi avoir choisi ce type de mise en scène qui se rapproche parfois d’un travail théâtral ?
L’idée d’enlever les flash-backs contribue à une mise en scène dépouillée, sans fioritures. J’ai évité tout ce qui était anecdotique, j’ai voulu être sur les personnes, les visages et peu sur des objets ou des paysages. Je voulais être près des comédiennes, comme si je tournais un documentaire sur elles. Dans la première séquence avec la voyante, le décorateur avait placé plein d’objets typiques mais je ne voulais pas que ce soit anecdotique et je ne me suis intéressé qu’aux personnages. Pendant le tournage je pensais beaucoup aux films de Bergman comme Persona et Cris et chuchotements. Je voulais que la parole soit la conquête fondamentale des femmes ; pour Amina, la parole a été confisquée par le mari, Aïda a toujours gardé la parole et on ne supporte pas qu’elle parle. Donc il était important que la caméra soit proche d’elles, je voulais presque les caresser avec ma caméra.
Quel a été l’accueil de votre film en Tunisie ?
Le film est sorti en septembre 97 et il a connu un grand succès public. Dans la critique, deux points de vue extrêmes étaient représentés : beaucoup d’attaques virulentes contre des aspects du film, et également des compliments très élogieux. Le film a créé une polémique incroyable, notamment dans des émissions télévisées. On a dit que l’homme en Tunisie n’était pas comme dans mon film. Les Tunisiens ont l’impression d’être avancés dans leur rapport aux femmes, ils pensent être les plus évolués des pays arabes. Ce n’est pas vrai. Dans la vie, les hommes sont même plus durs avec les femmes que dans mon film.
Quel est l’état du cinéma en Tunisie ?
La production est faible : 4 ou 5 longs métrages par an. Le cinéma tunisien a cette particularité d’échapper à la contrainte du marché. Les banquiers ne mettent pas d’argent, il n’y a pas de producteurs qui commandent de films, pas de stars autour de nous. Ce n’est pas non plus un cinéma d’état, de propagande. Je dirais même le contraire : les cinéastes sont souvent des rebelles. Ils aiment contrarier, provoquer, aller à contre courant, ils ont le vice de lever le voile, de mettre à nu les choses. Ce qui donne à ce cinéma une intrépidité rare. Le cinéma tunisien relève d’une préoccupation individuelle et personnelle. Tous les films tunisiens jouissent d’une aide de l’état de 30 % du budget du film, et il n’intervient pas sur les sujets. Les commissions valorisent même le courage des auteurs. C’est un acquis qu’il faut préserver.
Quel est votre point de vue sur les cinémas arabes ?
J’ai l’impression qu’il y a une crise des auteurs dans les cinémas arabes. Les films arabes ressemblent à leur auteur, donc ce sont les seuls à incriminer. Je ne sais pas ce qui se passe dans leur tête. Cette crise, je la vois au Maroc, en Algérie où à part Salut Cousin d’Allouache, tous les films sont faibles. Cette crise touche également le cinéma syrien et le pays qui s’en sort, c’est le Liban. On ne sait pas où il va, parce qu’il est dans l’informel. Les cinéastes libanais appartiennent à la diaspora et portent en eux le bouillonnement de leur pays. Il y a crise au niveau des préoccupations des cinéastes, sauf, à mon avis, au Liban.
Propos recueillis par