Un peu surexcité par mes nouvelles fonctions de chroniqueur à Chronic’art, j’ai lancé, le mois dernier (cf. article sur Francisca d’Oliveira), une charge contre certains « auteurs » que moi-même et (heureusement) d’autres considérons comme très surévalués dans l’appréciation critique. Des noms : Kusturica, les frères Coen, Wong Kar-Wai ou André Téchiné eurent ainsi à subir le contrecoup de mon éloge sans réserve du film de Manoel de Oliveira.
Ma méchanceté fut jugée trop violente, et quelque peu cuistre (même si l’on peut penser que la cuistrerie, c’est précisément le contraire, défendre les uns et les autres sans avoir le courage de prendre parti), il fallait de toutes façons m’en expliquer…
Et il n’y avait pas meilleur principe pour le faire que la comparaison. Ca tombait bien, je vis coup sur coup le film J’embrasse pas d’André Téchnié (1991, avec Manuel Blanc, Philippe Noiret, Emmanuelle Béart…) et 36 fillette de Catherine Breillat, de 1987. Ces deux films ont des sujets, des méthodes, des intérêts en commun, et pourtant tout les sépare, car le Téchiné sombre vite, comme la plupart de ses réalisations, dans le registre affecté du pseudo-romantisme, accompagné de force ruptures de rythme (monter un plan de violence avec un autre de colère contenue, Téchiné le fait bien, mais cela ne laisse pas d’être un effet trop recherché), tandis que le Breillat, frontalement et sans détours, expose le peu qu’il a à partager sans être noyé sous les tentations de « tenir un discours sur la société ».
C’est cette dernière volonté qui mine par-dessous J’embrasse pas, et tous les films d’André Téchiné. Chaque personnage y représente un peu plus que lui-même, donc forcément un peu moins ; foin des complications psychologiques, ramenons tout à trois traits de caractère. Pierrot, le personnage principal du film, est un provincial monté sur Paris ; il y fait des rencontres que par fierté il sabote, puis tombe dans la prostitution masculine, devient amoureux d’une pute (amour impossible, il va de soi) et finit à l’armée. A son frère, il dira qu’il a aimé Paris, qu’il y retournera.
Buté, naïf, désintéressé, sincère -sans doute, ce furent là les premiers mots jetés par Téchiné sur le papier, au moment de construire son personnage. Cela lui permettait d’organiser à l’avance des brisures de continuité dans son récit, comme l’on déroge aux règles de vie bourgeoise (le comble : Téchiné se prenant pour un non-bourgeois antibourgeois). Buté, Pierrot ira donc jusqu’au bout de ses choix ; naïf, il exercera une fascination (un peu comme l’ange de Théorème…) sur tout le petit monde parisien vicié ; désintéressé, il plantera là tout le monde, et n’en paraîtra que plus une apparition, étrange et sauvage ; franc, il touchera le spectateur.
A condition que ce dernier accepte de se faire mener en bateau par un film qui n’a que des intentions, et dont le parcours est trop étudié pour enchanter ou gêner. (Sans doute, le cinéaste adorerait pouvoir affirmer, comme Haneke, qu’il gêne le spectateur en plus de l’émouvoir). Nulle place pour une surprise dans la valse des décisions et contre-décisions de notre bon provincial. Les désirs qui le mènent ici ou là sont à la fois exposés et dissimulés, dans une pudeur irritante et vaine qui caractérise tout le cinéma de Téchiné.
Et ceci parce que le cinéaste hésite entre le romanesque et la vie, et a la cuistrerie de ne pas choisir. Le romanesque : le parcours romantique, la descente aux enfers, le chemin de croix, le manque de pot comme Deus ex machina, la femme intouchable, les rencontres comme autant d’étapes vers le fond ou le ciel (la mer dans J’embrasse pas), la violence (très dure, mais hors-champ, bien sûr). La vie : le hasard, le réalisme, la complexité psychologique, la surprise, la triste familiarité des choses -bref, l’envie chez Téchiné, « quand même », de dire quelque chose sur notre société (l’héritage de la Nouvelle Vague ?).
Mais quoi ? Qu’un étranger encore pur ne peut que se corrompre à son contact ? C’est du « vouloir-dire », selon la formule de Godard, qui fait de J’embrasse pas un pensum (en attendant L’Ecole de la chair de Jacquot, prince du pensum -mince, je sens qu’il va me falloir m’expliquer là-dessus).
En comparaison, 36 fillette prouve que sur des sujets comme ceux du désir, de sa violence, de son obscur objet, et par le choix narratif des « tranches de vie », il y a un moyen de réussir un grand film, ni réducteur ni exagéré ni volontariste. Le temps d’action de 36 fillette est restreint, l’unité d’action permettant de ne pas se faire d’illusion sur ce qui traverse les personnages, auxquels Breillat laisse le temps d’exister dans des scènes où la révélation est longue et difficile (la scène d’amour dans l’hôtel). Mais surtout ! Surtout Breillat filme les stars comme des gens, et non, à l’instar de Téchiné, les gens comme des stars, ce qui achève de nous faire rire. Non, chez Breillat, les gens sont des gens, c’est-à-dire humains, et quel que soit notre degré de cynisme, il est indéniable qu’il existe certaine vérité psychologique ; comment réagirait telle personne dans tel type de situation, c’est ce qu’on sait montrer lorsqu’on prend notre métier de cinéaste au sérieux, à savoir lorsqu’on parle de ce qu’on connaît (et Téchiné connaît-il de près les réseaux de prostitution masculine ?). Cette humilité fait évidemment défaut à Téchiné.
A l’académisme bon teint des Téchiné, Tavernier et autres Angelopoulos (mince, ma liste noire continue de s’allonger), préférons la vie : Bunuel, Breillat, Doillon… et Rohmer, et Moretti, etc…
Peut-être, si j’ai pu faire vaciller, chers fanatiques de Téchiné, l’évidence immuable de votre jugement, réussirai-je à faire douter les adorateurs de Kusturica. Au mois prochain !
Mehdi Benallal