Né le 31 mars 1914, Octavio Paz, poète et essayiste mexicain, est mort le 19 avril 1998. Luc Delannoy, qui l’a rencontré à plusieurs reprises, nous livre un portrait attachant de cet auteur devenu par l’élégance de son verbe un poète majeur du 20e siècle.
caer, volver, sonarme y que me suenen
otros ojos futuros, otra vida,
otras nubes, morirme de otra muerte !
Extrait de Piedra de sol (1957)
C’est un grand gaillard a l’allure fière. Quand il vous regarde, ses yeux cherchent la complicité dans votre âme, et au moindre signe encourageant, les voilà rieurs : ils dansent. Parfois il porte la barbe, non pour se donner l’image d’un noble chevalier castillan, mais tout simplement parce qu’il aime cela, ou bien parce qu’aujourd’hui, c’est le jour de la paresse. Ses gestes sont doux, alors pourquoi aborder le monde avec hargne même si des monstres l’habitent ?
Ses sourcils broussailleux et les plissures de son front marquent sa confusion. Dans ce siècle qu’il traverse avec passion et curiosité, ce siècle où tout va trop vite, où chacun a raison, il veut savoir, comprendre et n’hésite jamais à faire entendre sa voix. Et tant pis si elle heurte ou se contredit, toujours elle cherche, et l’on voit dans les corridors de son esprit les idées s’interpeller et là, subitement, telle une fontaine, jaillir, enfin, une imagination brillante qui réconcilie un monde de réalités divergentes.
Oh, âme divisée dans un monde divisé, il en a poussé des coups de gueule ! N’est-ce pas lui qui a envoyé promener Pablo Neruda, celui qui l’avait tant encouragé dans sa jeunesse, mais qui, un jour, a préféré glisser dans le stalinisme. En dépit de cet orage et d’autres querelles littéraires, il ne cessera d’admirer le poète dans l’homme. N’a-t-il pas aussi accusé la population mexicaine de faire l’autruche et de se réfugier dans un « labyrinthe de solitude » ? Quarante six ans plus tard on lui en veut encore. Et puis, tous ces révolutionnaires qui avec le temps ont révélé leur nature tyrannique, après avoir soutenu leurs débuts prometteurs, ne les a-t-il pas tous mouchés à la grande surprise de l’intelligentsia qui, un matin, orpheline, s’est écriée « Trahison » ?
Face à un monde en perpétuel changement, en proie aux envies passionnées et dévastatrices des hommes politiques et des intérêts économiques, un monde qu’il documente avec ses essais, il oppose la poésie, non comme une arme, mais comme un élan fraternel rédempteur, car « si les êtres humains oublient la poésie, ils s’oublient eux-mêmes. Et retournent au chaos originel. » En janvier 1993, avec ce porte plume noir qu’il ne quitte jamais, il écrit d’une main toujours assurée : « en vérité l’un des traits désolants de notre société c’est bien l’uniformité des consciences, les goûts et les idées unis dans le culte de l’individualisme égoïste et sans frein. Tous nous savons que la tache s’étend : elle assèche nos cerveaux et dessine sur tous les visages le même sourire de satisfaction idiote. » Assagi à 79 ans ? Vous voulez rire !
Quatre années plus tard, en ce début 1997, assis à la terrasse d’un café de Coyoacan, un quartier de la ville de Mexico, le voilà qui se lance à nouveau dans un sujet favori, les histoires. Ces histoires que la mère ou le père raconte à ses enfants. Il est préoccupé par l’idée qu’un jour les adultes n’auront plus d’histoires à raconter. L’imaginaire sera mort.
Depuis que l’Occident a imposé aux autres cultures sa façon d’expliquer et de rationaliser événements et phénomènes, les hommes, les femmes, quelle que soit leur origine, se ressemblent, et, perdant leur propre perspective culturelle, deviennent identiques. C’est ici que la poésie intervient comme mémoire de l’histoire. C’est ici que Octavio Paz trouve sa place. Le poète, sculptant sa langue, affinant sa mélodie, exprime l’universel selon ses propres traditions. Il faut protéger les langues et les cultures qu’elles reflètent. C’est dans la différence que l’on se rejoindra. C’est dans les histoires racontées que les enfants sentiront naître leur imagination et peut-être qu’un jour ils seront les nouvelles voix de la véritable littérature, « celle qui au travers de fictions et de mensonges dit la vérité cachée. »
Soudain le quotidien chasse l’intemporel. Il y a deux semaines un incendie a ravagé son appartement. Tout a brûlé, bibliothèque, livres, écrits, les traces matérielles d’une vie, la sienne. Je le sens perdu dans un corps qui l’habille mal, désoriente. Il se ressaisit. C’est l’heure de la poésie. Ami et admirateur d’André Breton le rebelle et de Camus le révolté, Octavio Paz est le poète de la réconciliation qui a donné à la langue espagnole sa modernité. « La leçon que nous donne la littérature japonaise, c’est qu’il faut toujours rechercher l’essentiel des choses. »
Et quel est-il cet essentiel pour lui, sinon l’alchimie qui change lettres en mots, en vers, en images, en mélodies, en poésie. « Oh ! Oh ! mais il n’y a pas que cela » s’exclame-t-il. Je le sens venir, je connais ce sourire, il va me parler d’érotisme. « Vois-tu, il y a cette chose que nous avons inventée, nous les êtres humains, il y a l’érotisme. Mes premiers poèmes furent de poèmes d’amour. L’érotisme est une poétique corporelle et la poésie une érotique verbale. » Un sens du sacré.
Paz, l’homme de conversations, l’homme socratique.
Le soleil se couche, la fraîcheur du soir nous enveloppe. J’aurais voulu que cet après-midi nous aide à remonter le temps pour revivre une fois encore toutes ces années. Mais il se lève péniblement. « Le feu, cet incendie, tout cela est très Zen, n’est-ce pas ? » Il pose une main frêle et tremblante sur mon épaule, je sens la maladie qui est là, puissante et qui l’emporte. Après quelques pas, il se retourne une dernière fois, et lance : « Peut-être nous retrouverons-nous un jour dans le vide … la mort n’est qu’une métamorphose. » Est-ce une lueur d’espoir qui brille dans ses yeux ?
Il s’éloigne enfin, à jamais, récitant ces vers de Ronsard :
« Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs, Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif et mort ton corps ne soit que roses ».
Marie-José, sa femme, esquisse un sourire et lui prend le bras avec tendresse. Il ne changera pas. Ni demain. Ni jamais.