Si l’art peut être encore ce lieu où la possibilité de singulariser notre présence au monde participe de sa richesse, encore faut-il le préserver de cette course à la gloire des grandes idées à laquelle n’échappe pas Nuit Blanche qui risque de planifier certaines œuvres présentées à l’instar du reste du monde consommable, de les dissoudre dans une pensée unique, de les résumer à une technologie.
Nuit blanche, exposition organisée par le Mam (Musée d’art moderne) de Paris, nous présente des œuvres d’artistes d’origine scandinave dans une globalité thématique intitulée « Vision du Nord ». Prétention géo-culturelle fragile à l’ère de la « mondialisation » que les commissaires d’exposition se prennent d’ailleurs au jeu de révéler lorsqu’ils considèrent les artistes en phase avec les facteurs qui y contribuent, c’est à dire « directement concernés par la rapidité des déplacements réels et des échanges virtuels, par une pratique quotidienne des nouveaux médias(…) » ou « (…)témoins de bouleversements géopolitiques qui concourent à brouiller et à modifier les cartes géographiques(…) »(1). Le discours global de cette manifestation se fourvoie alors dans une problématique élargie à différents points : la légitimité de la thématique muséale dans cette exposition, le rapport ambigu qu’elle entretient avec les œuvres choisies -spécifiquement vidéo- et la présentation visuelle de celles-ci dans un projet collectif.
Le cadre étroit qui doit être observé ici ne me permettra pas d’entrer dans tous les interstices des questions soulevées, mais mon propos tentera d’en cerner l’essentiel en me référant à des auteurs qui les ont abordés dans d’autres contextes similaires.
Le concept muséal
L’exposition regroupant plusieurs artistes est devenue courante ces dernières décennies. Elle peut prétendre à une volonté de mixité riche en effusions plastiques et conceptuelles. Cependant, elle reconduit obligatoirement la définition ontologique de l’œuvre et ses modalités de présentation comme objet spécifique et autonome. Au su de ce principe, cette expérience vaut favorablement lorsque les artistes participent de cette reconduction et acceptent de recontextualiser leurs travaux pour de nouvelles propositions prétendues comme telles et que leur effectivité reste visuelle(2). Mais lorsque l’institution culturelle s’en mêle, c’est le plus souvent au détriment de ce visuel (donc de l’œuvre) pour ne livrer qu’une théorie, un seul point de vue et que Paul Ardenne a su parfaitement définir comme « l’exposition-concept » ou « l’exposition comme texte , comme contribution à l’écriture générale de la culture »(3).
Ainsi, dans Nuit Blanche, sous couvert d’une présentation « très ouverte »(4) où le spectateur circulerait librement, une obsession pourtant le force dans sa conduite, « la culture nordique » en ces termes (contraction vulgaire de ce qu’il l’est déjà) : Nuit blanche voudrait témoigner du « miracle » de l’art dans les pays nordiques qui « révèle une vraie dynamique et une grande inventivité en phase avec une situation internationale qui leur est d’ailleurs familière », dans « une porosité des frontières entres les champs d’expression (…) mettant volontiers en commun des compétences de plus en plus sophistiquées »(5). Cette rhétorique de l’acclamation n’évite pas ce qu’elle redoutait, une curiosité ethnologique, voire exotique, d’une partie du monde qui s’ouvrirait à la création contemporaine par sa faculté à s’adapter aux nouvelles conditions géopolitiques et technologiques mondiales.
En ces termes, il est à craindre que la création se résumerait à cette adaptation et qu’il serait un devoir de le montrer avec ostentation. Aussi, nous naviguons à travers les travaux d’une trentaine d’artistes, dans une surcharge spatiale donc, pour des œuvres la plupart monumentales, n’offrant en l’occurrence aucun espace transitoire. Il y a comme une volonté de démontrer parfaitement le « miracle » par la quantité ; l’exposition se résumant ainsi à une simple démonstration matérielle du concept qui la porte. Faut-il y voir alors cet art « cannibalisé par la pensée », toujours selon P. Ardenne ?
A mon sens, le concept et la chose visible ne sont pas irréductibles dans ce cas, mais tant que le concept reste celui de l’artiste, ou s’il est en accord avec d’autres parties, celui d’un projet artistique qui induit cette possibilité – et je la crois sincère – à « l’image d’être une pensée, le concept d’être une poétique ; à moins que ce ne soit l’inverse. Et à tout deux d’être visible »(6).
L’œuvre comme tekhnê
Ce visible est présent à travers de nombreuses œuvres vidéo, ce choix aurait pu être radical d’un point de vue artistique, mais la volonté quantitative et démonstrative du musée a donné lieu à une sorte de vulgate médiatique qu’elle nomme « panorama » dans une sélection d’œuvres confiée à cinq critiques d’art et dont le dispositif de visualisation est réalisé par M. Elmgreen et I.Dragset. Cette mise en espace est constituée de six moniteurs vidéo suspendus où défilent les réalisations de divers artistes. « Invention » qui « remet en cause et revalorise »(7) l’utilisation du moniteur nous dit-on, alors qu’elle se résume à celle du quotidien télévisuel à la limite du « plateau-repas ». Si suspendre des moniteurs dans l’espace pour présenter un flux constant d’images crées par des artistes dans des conditions et pour des dispositifs tous singuliers remet en cause une chose c’est bien le statut de l’image, mais elle est loin d’être valorisée dans ce cas.
En effet, l’histoire de l’art vidéo nous apprend que c’est dans la manière de transmettre l’image et son contenu que l’artiste peut éviter de reproduire l’image-constat des médias qu’il dénonce par ce biais. Impasse que beaucoup auraient évincée ici sans ce mixage cathodique et fonctionnel et ce pour valoir comme art. Car l’image est multiple, donc fragile, mais si elle « (…) intéresse en premier lieu l’artiste, c’est que l’art est par tradition l’art de l’image. Et l’art ne se donne pas comme un constat, à la différence de l’image du monde véhiculée par les médias, mais comme un discours ; un discours singulier »(8).
D’autres travaux n’ont pas subit ce camouflage « uniformiste » ; nous distinguons alors ceux de Eije-Liisa Ahtila, Ann Lislegaard, Sophie Tottie, Joachim Kœster/Matthew Buckingham. Dans ce cas, l’image vidéo nous promet cette expérience singulière, qu’elle soit sur notre rapport aux médias et à la réalité qu’ils produisent, qu’elle mette en évidence des paradoxes, des confrontations dans des récits où le corps du spectateur est pris à partie dans un conduit narratif (Athila, Kœster/Buckingham), ou bien dans des lieux où la fragilité de l’individu est condition d’un espace-temps brouillé par le visuel (Lislegaard).
Musée-œuvre : un réseau
Le projet institutionnel de rassembler des œuvres qui s’interrogent sur une nouvelle condition humaine au sein d’un corps géopolitique qui tend à se dissoudre à travers les flux à la fois médiatiques, économiques et sociaux-normatifs et à complexifier des états déjà flous et flottants – soi et l’autre, globale et locale, solitude et communauté, individu et société, corps et image – aurait pu être stimulant au regard d’une région de l’Europe longtemps isolée des échanges interculturels jusqu’à la pratique des nouveaux moyens de communication et des effets impulsifs qu’ils engendrent. Mais ceci relève plus de la théorie, car il invoque des domaines plus spécifiques (histoire, sociologie, ethnologie, etc) qui demandent le temps nécessaire à toute synthèse.
La plupart des œuvres présentes dans Nuit Blanche abordent les sujets précités plus ou moins en rapport avec le projet muséal. Ils sont avant tout des projets artistiques singuliers mais pris au piège d’une volonté herméneutique plus systématique de « rendre compte d’un dynamisme » technologique et d’un unique paradigme en art qu’ils remettent justement en cause que d’une réelle effectivité artistique.
A cet égard, j’ai cette impression étrange de faire face à l’idée que Joon Ya & Paul Devautour développent dans leur projet, celle du retrait de l’œuvre réelle au profit de l’élaboration de son contexte, l’œuvre comme hyperchoix et hypertexte, comme réseau dans un processus communautaire et finalisée dans une pure pensée, à la différence que ce projet est artistique et qu’il est encore visuel.
Je terminerai donc sur cette notion de « projet » désireux de m’attacher plus à celui de l’art que celui du concept muséal qui œuvre dans Nuit Blanche à produire des modèles sublimés par la technologie alors que les artistes n’en font qu’un instrument et en citant ces quelques propos de Gladys Fabre : « Nous espérons avoir fait comprendre (…) que la réflexion synthétique allait de pair avec un imaginaire du futur, avec un projet ( dans le sens de se projeter, s’engager dans une construction). Ce comportement est, plus que n’importe quelle technologie, source d’innovations artistiques. Cependant, la technologie peut comme instrument aider à connaître et à explorer des aspects jusque-là inconnus du réel, elle induit aussi un mode de lecture. Comme modèle pour l’art nous tenterons de montrer qu’elle est réductrice. » Et de conclure « (…) le cinéma, la vidéo, l’informatique, ne peuvent être des modèles pour les arts contemporains. Par contre, ces technologies de l’image qui induisent notre lecture du réel et engendrent sa construction nouvelle, sont des instruments adaptés, sans doute les plus efficaces, pour inventer des modélisations artistiques contemporaines de toutes les interrogations existentielles permanentes de l’homme face à son environnement. »(9)
Stéphane Léger
(1) Laurence Bossé & Hans-Ulrich Obrist, Nuit Blanche, Scènes nordiques : les années 90, Co.ed. Paris-Musée/Les Amis du Mam de la ville de Paris, Paris, 1998
(2) Lire à ce propos l’article de David Perreau dans Omnibus- n°23-janvier 98, Dramatically Different-une exposition moins ordinaire
(3) Paul Ardenne, L’informe, mode d’emploi, La Recherche photographique, printemps 97 (disponible dans la revue de presse informatique de la BPI Brantaume, Paris)
Paul Ardenne, Art, l’âge contemporain – Une histoire des arts plastiques à la fin du XXe siècle, ed. du Regard, 1998
(4) & (5) Suzanne Pagé, Nuit Blanche, Scènes nordiques : les années 90, Co.ed. Paris-Musée/Les Amis du Mam de la ville de Paris, Paris, 1998
(6), (8) Thierry Prat, Thierry Raspail, George Rey, Third Biennale de Lyon, catalogue de la 3e Biennale de Lyon, co.ed. Réunion des musées nationaux/Biennale d’Art contemporain, Paris, 1995
(7) Entretien avec Laurence Bossé & Hans-Ulrich Obrist par Daniel Linhard, Nuit Blanche , Le miracle nordique dans l’art contemporain, Voix Off n°5- février-mars 98
(9) Gladys Fabre, Playdoyer pour un imaginaire du future et nouvel humanisme, catalogue de la 3e Biennale de Lyon, co.ed. Réunion des musées nationaux/Biennale d’Art contemporain, Paris, 1995
(Photo de Marc Domage)
Nuit Blanche, Scènes nordiques : les années 90
jusqu’au 10 mai 1998 au Musée d’art moderne de la ville de Paris
11, avenue du Président Wilson, Paris 16e
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h30/18h45 (samedi et dimanche)
Renseignements : 01 53 67 40 00