De colloques en tables de dissections, il s’est trouvé quelques universitaires gras du bide pour disserter sur le refus du » style » dans les romans de Kerouac. Une » absence de style » pour ne pas s’embarrasser de l’histoire littéraire et de LA littérature, de ses trucs et de ses tics, ses métaphores lourdingues, ses références et ses politesses hypocrites.
Mais sous couvert de cette idée, cette » absence de style « , il faudrait veiller à ne pas chercher à récupérer Kerouac pour en faire un buveur de Badoit : cette » absence de style « , ça n’est pas une manière d’ » écriture blanche » à la française, débarrassée des marques de l’énonciation, de l’auteur et de son impuissance, au nom d’une parole – LA littérature – qui serait sans destinations ni origine(s), une parole dont LE livre aurait en charge de découvrir le mouvement, la vie qui l’anime. Parce que Kerouac n’a rien à voir avec ça ; lui qui invente l’urgence du récit, un récit hors la littérature, humble et emporté ; non pas la » nécessité d’une parole gratuite » mais l’urgence pure et simple. D’une histoire, d’un voyage, d’une amitié. Ses phrases sont rapides, profilées comme l’aile d’une vieille Buick. Le rythme est puissant, emporté : c’est le » rythme de la route » ai-je lu quelque part – mais ça ne veut rien dire. C’est bien plutôt celui des personnages. Celui qu’ils imposent à leur moteur parce qu’ils ont soif et consomment, au cent, autant que les Buicks qu’ils conduisent. C’est aussi et surtout leur rythme cardio-vasculaire, parce que le rythme ça n’est pas un concept mais une réalité éminemment physique ; et c’est ensuite le rythme de la phrase qui n’entend pas les débarquer en cours de route, parce que sans eux elle n’est plus rien. Car si elles sont ainsi tendues, ça n’est pas tant pour être en phase avec une quelconque exigence littéraire de clarté ou de neutralité, de pauvreté ou d’efficacité ; Kerouac n’a pas besoin de symboles ou de relais pour dire la route – qui n’est pas une métaphore : ses personnages ne se cherchent pas, ils ne se cherchent plus, ils sont perdus et ils s’en fichent, ils passent outre. Pas le récit. C’est là sa force et la très grande beauté des romans de Kerouac. A l’opposé, empêtrée dans sa culture, l’Europe écrira deux histoires parallèles, des histoires desquelles l’homme a disparu : celle de » l’écriture blanche » avec Le dernier homme * de Blanchot, et celle de la Solution finale avec Auschwitz. Presque à la même époque, tournant le dos aux pin-up Coca-Cola et à leur sourire de gorgones modernes, tournant le dos à ces G.I.s qui allument leurs Pall Mall au lance-flammes, et contre eux, quelques allumés, Kerouac en tête, réinventèrent des récits basiques, une manière d’épopée où le rythme de la phrase, haletant, ramène l’homme dans le giron de la littérature, et la terre, la route, les filles faciles, lui redonnant les clés de cette vie que les grands espaces découvrent en lui sous le vernis des artifices littéraires. Arnaud Bertina* Le dernier homme est en fait un récit paru en 1957. Mais Thomas l’obscur date, lui, de 1941.