Beaucoup le pensent, certains l’écrivent : si Alexandre Dumas vivait encore aujourd’hui, il partirait pour Hollywood et y ferait du cinéma. Certes, l’auteur des Trois Mousquetaires, qui affectionnait tout particulièrement les superproductions tant romanesques que théâtrales, aimait les actrices et avait tout du nabab. Pourtant, il n’est pas évident qu’il trouverait son compte dans cet art de l’éphémère, donnant à voir actuellement plus de grands spectacles que de grands personnages. Osons l’écrire, l’œuvre de Dumas est improbable en ces temps où l’histoire est science universitaire, et où le Space opera aseptisé a gagné les imaginaires. Malgré tout, elle reste cette figure de proue que l’on ne peut déboulonner. Elle résonne en chacun de nous, indissociable de l’Histoire de France, dont elle a acquis la permanence.
Alexandre Dumas, auteur panthéonisé par excellence, continue, paradoxalement, à multiplier les héritiers. Dans Le Grand livre de Dumas des écrivains – parmi eux, quelques représentants de la nouvelle génération d’écrivains : Charles Dantzig, François Taillandier, Jérôme Leroy, Frédéric Beigbeder… – parlent d’un autre écrivain. C’est l’occasion pour eux de disséquer en quelques feuillets leur filiation littéraire. Preuve que la paternité de Dumas-père recèle au fil du temps des hérédités plus exaltantes que celles de Dumas-fils et de ses drames sociaux. On ne peut que souligner la profonde influence du Comte de Monte-Cristo sur l’œuvre clandestine et crépusculaire de François Taillandier, ou encore, dans un style très différent, l’importance de la boulimie dumasienne et du vin de Champagne dans les partis pris exagérément hédonistes de Frédéric Beigbeder. Dans les années 50, la lecture des aventures de d’Artagnan a suscité la vocation d’autres gens d’armes, cette fois-ci Hussards – blancs, tels Nimier, Blondin, Laurent, Haedens… ou rouges, tels Vailland ou Nizan -, qui croisèrent le fer avec les baudruches de leur époque. Elle permet également de démasquer l’imposture de la « droite mousquetaire », montée, non pas de la Gascogne, mais de Corrèze afin de supporter un certain président.
Cette cohorte d’enfants légitimes et de bâtards prouve que Dumas se lit à tous les âges et pour toutes les raisons du monde. « Ce ne sont pas des livres, ce sont des paradigmes », nous dit François Taillandier. Ainsi, la trilogie des Mousquetaires cristallise l’amitié et l’abondance des biens et de la gloire ; Le Comte de Monte-Cristo la solitude et le dégoût : deux époques – le XVIIème et le XIXème-, deux mondes diamétralement opposés, et constamment ressuscités, revisités par l’imaginaire collectif et les écrivains. Mais, pour que tout paradigme soit intéressant, il faut qu’il soit ambiguë. Par exemple, derrière les frasques des Mousquetaires et l’épopée des romans historiques se dévoile, souvent par l’intermédiaire du sadisme qui persécute, et dont usent parfois les femmes, un monde trouble empli de haines. Milady, centre véritable des Trois Mousquetaires, est « une femme qui vous fait sortir, malgré vous et pour toujours, de l’enfance », nous dit Jérôme Leroy. Voilà posée l’une des premières figures de la femme fatale moderne, condamnant certains hommes à la déchéance, tel Athos, désespérément alcoolique, et d’autres à la mort.
Les rapports de Dumas avec l’histoire interpellent aussi vivement nos contemporains. « Vous avez plus appris d’histoire au peuple que tous les historiens réunis », écrivait Michelet à l’écrivain, qui se vantait d’avoir acquis sa connaissance précise du passé, non pas par l’étude des écrits de son temps, mais par la lecture des mémoires et des correspondances des grands personnages, et qui prenait des libertés avec les événements pour les besoins du romanesque. Ainsi, François Bluche, le brillant thuriféraire du Roi Soleil, se sent obligé, dans son Louis XVI, de régler ses comptes avec la trilogie des Mousquetaires. Aussi vrais que soient les arguments purement historiques, c’est oublier que Dumas et, avec lui, les auteurs romantiques – Hugo dans Quatre-vingt-treize ou Vigny dans Cinq-Mars – se placent sur un tout autre plan. Ils font rentrer par la fenêtre ce qu’avait voulu faire sortir par la porte la Révolution française et son « du passé faisons table rase » : l’ancien régime et son idéal aristocratique. Dumas, au fond de lui républicain et méfiant envers les partisans de la raison d’Etat, tels Richelieu et Mazarin, prend clairement parti pour les grands destins du passé contre l’esprit bourgeois qui commence à marquer son temps. Dans le fond, peu lui importe le régime pourvu que la grandeur d’âme soit au rendez-vous.
Lire Alexandre Dumas aujourd’hui n’est pas une chose fastidieuse ou désuète. C’est un exercice de liberté où l’on se souvient que littérature et histoire françaises se sont écrites dans le même temps.
Nicolas Vey
Le Grand Livre de Dumas(sous la direction de Charles Dantzig),Editions Les Belles Lettres
Signalons également la réédition du Vicomte de Bragelonne dans la collection Folio.