En 1900, Thaddeus Cahill construisit son » Telharmonium « , instrument électrique de 200 tonnes disposant d’un clavier et capable d’imiter divers instruments comme le hautbois ou le violon et préfigurant l’orgue Hammond. Depuis que la musique électronique existe, elle n’a cessé d’évoluer. Chaque décennie a apporté son lot d’innovation : Jean-Jacques Perrey, Robert Moog, Klaus Schulze, Giorgio Moroder, Juan Atkins, Richard James… De vagues en vagues, nous arrivons à ce qui nous intéresse, à savoir : que se passe-t-il aujourd’hui, presque 100 ans après le Telharmonium ?
Il se passe ce qui arrive à toute musique » installée » : elle tend vers l’abstraction, pour survivre, se renouveler, se réinventer. Pour cela, deux moyens : se tourner vers le passé ou s’inspirer d’autres médiums ou techniques.
Regarder en arrière pour aller de l’avant, c’est ce que le rap ne cesse de faire. Depuis quelques années, en effet, le retour à la vieille école prédomine (il suffit d’écouter Jeru the Damaja, KRS-One ou 45 King pour s’en convaincre) et c’est comme ça que les meilleurs disques se font. Tendre vers l’abstraction ? Le trip-hop n’est rien d’autre que du hip-hop dans lequel les instruments ont remplacé la voix. S’inspirer d’autres médiums ? RZA a regardé trop de films de Kung-Fu et c’est tant mieux. Le cinéma reste une influence majeure de tous les producteurs actuels. Jim O’Rourke s’inspire des écrits de Godard quand il compose et ça s’entend.
Dans la jungle, même principe. On est parti d’une musique ragga et brute pour arriver à Squarepusher (où comment un bassiste fou découvre les machines) ou au neurofunk de Photek, Grooverider ou Source Direct. Dernière tendance de la Drum’ n’ Bass, le neurofunk en est sa version la plus abstraite : combinaison savante et ultra-technique de beats d’une froideur polaire et sans merci.
Tout cela mènera peut-être cette musique droit dans le mur. L’excitation des premiers jours a disparu, la jungle lutte pour sa survie. Cependant, la complexification extrême d’une structure suffit-elle à la renouveler ? Certains, heureusement, s’en moquent et font table rase pour aller voir ailleurs : dans son Squeeze the trigger, Alec Empire fait tout exploser et dynamite la jungle avec une violence totale. Pour lui, le cas est réglé. Autre possibilité : le retour aux sources. Roni Size est très fort pour ça : un collectif jungle (comme dans le rap), il fallait y penser et c’est efficace : sa musique, plus riche, va plus loin. De toutes façons, l’important n’est pas de trouver mais de chercher. Quand on cherche à faire » la musique du XXI siècle « , ce dont se revendiquent 3.000.000 groupes actuellement, on fait la musique d’aujourd’hui, ni plus ni moins et c’est ça qui est excitant. Alors, bien sûr, il y a des échecs (Brian Transeau veut renouveler la house, mais il fait de la trance new age absolument dégueulasse) et des réussites : Automator, DJ Shadow, Prince Paul dans le hip hop, DJ Spooky, Surgeon ou Autechre dans la techno. Certains situent l’âge d’or de la techno entre 1970 et 1980 en Allemagne, entre Berlin et Düsseldorf (une musique non-stop pour hommes-machines de Metropolis, erineren Sie sich Ralf und Florian !). Puis les Américains s’y sont mis, à Détroit, à Chicago. Aujourd’hui, après la gloire belge du début des 90’s (Joey Beltram), la vieille Europe revient en force avec le dynamisme et l’inventivité de labels comme Compost, Force Inc., G-Stone, Mego, Rhiz, Sabotage, Sakhö (en Finlande), Spray, Source, Sub, Syntactic, Touch ou Uptight.
Il se passe des choses en Autriche, et ça commence à se savoir depuis le festival Phonotaktik à Vienne en 1995. Toutes les tendances sont représentées (house, techno, hip hop, etc.) mais ce qui prédomine, c’est un sens de l’humour et un regard critique omniprésents. En cela, la » scène autrichienne » se rapproche bien souvent des techniques de la performance utilisées dans l’art contemporain. Le label Sabotage s’en inspire : disques identiques par leur pochette pour tromper les critiques, disques » vides « , compression ultra-minimales de Pomassi, CD-ROM virusés, etc. Parallèlement, la scène club est très active et des artistes comme Kruder et Dorfmeister ou Patrick Pulsinger (Io) sont quasiment des stars. Pour mieux saisir cette ambiance, on peut jeter une oreille à la compilation Vienna tones (sur le label !K7 – voir pochette) qui regroupe notamment Farmers Manual, Tosca ou Potuznik.
Autre label clé : Mego, créé par Peter Rehberg et Ramon Bauer (Pita), très actif avec deux studios (Vienne, Berlin) et un site à la fois nu et inventif qui propose depuis 1994 le Megomat, sorte de séquenceur mis à la disposition du public. Les artistes du label (Pita, General Magic…) se caractérisent par un refus le techno banale et courante et c’est avec autant d’humour glacé et de distance amusée qu’ils collectionnent les réfrigérateurs et sortent des disques.
Dans le même ordre d’idées, difficile de ne pas évoquer le très deleuzien Mille Plateaux qui a sorti Oval, Microstoria, Alec Empire (voir pochette)… Et plus récemment le Switch on Wagner de Curd Duca (évidemment en hommage au Switch on Bach de Walter Carlos en 1969 – tout Bach au Moog !). Intelligence, légéreté et précision sont les maîtres mots.
On pourrait aussi évoquer le label Cheap de Patrick Pulsinger et Erdem Tunakan (Showroom Recording Series) qui a sorti les disques de Gerhard Potuznik (genre : électro moderne), ancien musicien de jazz dont l’opinion est significative : » Si voulez du jazz, allez voir un concert de Merzbow et oubliez tous ces samples de saxophones ! « . (The Wire n°162). Les connexions avec les autres avant-gardes sont flagrantes et même avec les U.S.A. puisque Robert Hood, légende techno de Detroit a sorti sur Cheap (Nightime world) l’un de ses meilleurs disques.
Ainsi, loin des facilités d’un Big Beat pénible et dérisoire comme une chanson de Falco, dans les usines désaffectées ou les cités perdues des banlieues de la Mittle Europa, la musique électronique se réinvente avec talent et provocation. C’est aujourd’hui et maintenant, ça change sans arrêt, personne ne sait où ça va – et c’est ça qui est passionnant. Chers auditeurs, restez à l’écoute !