Les Chroniques de Cybérie ne sont plus… pour l’instant ! En attendant que Jean-Pierre Cloutier et Mychelle Temblay, les éditeurs, parviennent à trouver une solution plus viable, une gigantesque vague de protestation déferle sur le Web. Entretien avec le journaliste québécois.
Tête de l’art : Quelle est, ou quelles sont les raisons de cet arrêt spontané des Chroniques ?
Jean-Pierre Cloutier : En novembre 1994, les Chroniques ne me demandaient qu’une heure ou deux par semaine de production. La formule était plus brève, puisque nous recensions surtout les nouveautés. Mychelle m’a prêté main forte lorsque nous sommes arrivés sur le Web au printemps 1995 (Les Chroniques n’étaient initialement diffusées que par courrier électronique, ndlr). Au fil des mois, le temps requis pour la recherche, le suivi, la rédaction, la gestion du site Web, de la liste d’abonnés a constamment augmenté. Dorénavant, nous y consacrons 70 heures (35 heures chacun) par semaine. Et s’il n’y a pas de revenus, tout ça se fait au détriment d’autres activités professionnelles. Nous ne pouvions plus tenir le coup !
Que pensez-vous de cette forte mobilisation en faveur des Chroniques ?
Mychelle et moi sommes évidemment très touchés par cette vague de fond.
De nombreux sites indépendants ont donc largement manifesté leur mécontentement. N’avez-vous pas l’impression qu’aujourd’hui le débat sur l’information gratuite et totalement indépendante (donc pas financée par la pub) est un faux débat ? Pour faire vivre un « cybermédia indépendant » et ses journalistes, il convient de passer, au moins, par la pub, non ?
C’est complexe. Je crois qu’il est possible d’être indépendant tout en vivant de la pub. Ça dépend des annonceurs, de leurs attentes. Mais ça dépend aussi des éditeurs de cybermédias qui, dans un marché normal, ouvert, pourraient substituer un annonceur trop « exigeant » par un autre plus accommodant.
On a peut-être tendance a tout mélanger sur le Web. D’un côté, certains e-zines (là, il ne s’agit pas d’en vivre) méprisent à tout va la publicité et toutes formes de partenariat, de l’autre, quelques webzines indépendants tentent, tant bien que mal, de survivre face aux mastodontes. L’amalgame ne vous gêne-t-il pas ?
Entre le « tout gratuit » et le « tout commercial », il doit y avoir un créneau médian, un espace pour des cybermédias comme Les Chroniques de Cybérie et d’autres. Ça ne remet nullement en question l’existence de cybermédias non commerciaux si ceux et celles qui les animent sont prêts à y mettre les efforts, les énergies, le temps. C’est d’ailleurs un aspect du Web à préserver, cette richesse de contenus indépendants.
Bien sûr, la frilosité (ou le j’menfoutisme ?) des annonceurs est au goût du jour. Résultat : l’indépendance et la liberté d’expression sont gravement menacées sur le Web. D’après vous, la situation peut-elle changer ou sommes-nous tous contraints de nous contenter des contenus proposés par des groupes surpuissants ?
J’espère que notre démarche se soldera par une plus grande sensibilisation à toutes ces questions. En ce qui nous concerne, nous gardons espoir de trouver un modèle économique viable mais qui pourra aussi en inspirer d’autres.
Pourquoi les annonceurs des secteurs public et privé n’envisagent pas, encore aujourd’hui, de s’intéresser aux contenus indépendants ?
Je crois que le problème se situe au niveau des responsables médias des agences de publicité qui ne comprennent pas le médium, n’en saisissent pas encore la puissance, et par voie de conséquence, hésitent à le recommander à leurs clients.
Pourquoi refuser « une formule de diffusion par abonnement payant » ? Le libre accès à l’information n’est-il pas finalement utopique ?
De nombreux essais se sont soldés par des échecs, y compris celui du New York Times. Alors, quand de gros joueurs de l’information échouent, il y a sûrement quelque chose qui cloche dans la formule. De plus, ne trouvez-vous pas que les gens paient déjà suffisamment (ordinateur, modems, frais de connexion) ?
Pensez-vous qu’un webzine francophone indépendants puisse vivre et faire vivre son équipe actuellement ?
Pas encore, et c’est ce que nous tentons de réussir. Il faut trouver une formule.
Depuis 94, l’année de lancement des Chroniques, au jour d’aujourd’hui, le Web a évolué. Que pensez-vous de cette évolution ?
Il faut rester vigilant. Les coûts d’entrée sur ce médium sont relativement modestes, il faut qu’ils le demeurent et que le Web ne se complique pas au point de nécessiter des investissements énormes dans la technique pour y créer son espace. Mais le Web et les questions qui y surgissent (vie privée, liberté d’expression) débordent largement du cadre très strict de l’Internet et rejoignent des préoccupations pour l’ensemble de la société, branchée ou non. C’est un énorme concentrateur.
Quelle est actuellement votre état d’esprit ?
Très optimiste. Rien de facile, mais rien d’impossible.
Comment, d’après vous, doit se présenter la presse en ligne sur le Web ?
Diversifiée sur le plan des intérêts. Comme elle l’est en ce moment. Il y a de forts bons sites sur la musique, le cinéma, l’informatique, la philatélie… Et c’est ce qui rend le médium fabuleux, on y trouve de tout. Pourquoi avoir des « agrégateurs » de contenus ? Pourquoi ne pas proposer l’information à la carte ? Le public sait ce qu’il veut, ce qu’il aime, ce qui répond à ses besoins, et finit par le trouver. Les Chroniques de Cybérie ne plaisaient pas à tout le monde, ça n’a jamais été notre objectif d’y faire en sorte. Nous tentions de répondre à une certaine clientèle, et finalement, nous avons fidélisé pas mal de monde à notre style et à nos contenus.
Vous parlez, dans votre communiqué du 23 octobre, de « certains organismes publics et privés [qui] ont mis de l’avant des propositions sérieuses que [vous analysez] ». Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Pas encore. Nous cherchons à amalgamer divers éléments de solution avec différents partenaires. Et puis il y a trop de négociations en cours.
Les Chroniques vont reprendre, n’est-ce pas ?
Nous l’espérons de tout coeur, et si nous reprenons, ne craignez rien, nous serons très explicites sur les solutions que nous aurons trouvé et qui auront permis une reprise. Il faut élaborer un modèle viable pour nous, reproductible pour d’autres.
Propos recueillis par