Chapitre I : Les fanzines (à suivre…)
Il était une fois une tribu étrange, aux mœurs déroutantes (mais pas pour autant dissolues – quoique, il faut le dire vite…), aux hobbies presque exclusivement portés sur la musique, mais dont les habitudes sont assez stables pour qu’on puisse croiser plusieurs de ses représentants dans chaque concert, dans chaque soirée vaguement étiquetée pop, dans chaque festival. Ce sont les festivals, d’ailleurs, qui donnent l’occasion à cette tribu pop de procéder à leur rassemblement annuel. Avec une légère préférence pour les environs de Saint-Malo, allez donc savoir pourquoi.
On s’aperçoit à cette occasion que la tribu pop ne se contente pas d’écouter de la musique : elle est à l’origine d’une profusion d’initiatives dont la plus voyante est sans aucun doute l’édition de fanzines, ces petites revues d’amateurs en marge de la production journalistique classique, plus ou moins confidentiels et animés par une kyrielle de passionnés de pop. Ca a donné envie aux ethnologues de service d’en savoir plus, au moyen d’une enquête approfondie sur le terrain dont nous vous livrons aujourd’hui, en exclusivité, le premier chapitre.
Toute démarche scientifique qui se respecte se sentant obligé d’établir des catégories, allons-y, pour commencer. La première catégorie est sans doute la plus répandue, la plus enjouée aussi, la plus rigolote : c’est celle des passionnés, des vrais fans. Pour eux, il n’est pas question de dire du mal des groupes, des albums, des concerts : ils souhaitent faire partager ce qu’ils aiment, sans se prendre au sérieux, sans se voir futurs critiques rock. C’est soulageant de rencontrer des gens désintéressés, passionnés qui refusent de se prendre la tête et qui n’ont aucune ambition (du moins dans le domaine musical). Fans mais lucides et exigeants : même les fanzines consacrés à un seul groupe – souvent l’émanation d’un fan-club – n’hésitent pas à le dire quand leurs idoles sont décevantes. Le volume de leurs fanzines est variable, d’une vingtaine à près d’une centaine de pages, pour les plus florissants. Leur périodicité est presque toujours trimestrielle, « parce que ça prend du temps, qu’on est flemmards et qu’on a pas que ça à foutre ».
La deuxième catégorie, plus limitée, a tendance a se prendre au sérieux. On ne citera pas de nom, pour ne vexer personne, mais ce sont des personnes persuadées de combler un vide dans la presse musicale : ce sont les fanzines qui pensent avoir parlé d’un groupe avant tout le monde (le plus souvent par ignorance de ce qui est publié), qui ont l’impression d’innover en faisant découvrir de nouveaux genres musicaux, et qui se verraient bien, un beau jour, vendus en kiosque. Laissons-les à leurs illusions.
Maintenant, rentrons dans le détail de ces obscurs fanzines. La plupart des cobayes ont répondu présent. Ils ont accepté de nous recevoir dans leurs sanctuaires qui, bien souvent, sont décorés d’images pieuses comme des posters de Jarvis Cocker (Pulp), des photos dédicacées de Brett Anderson (Suede) ou de grandes affiches nous obligeant à choisir la vie. Nous reviendrons plus tard à leurs mœurs. Dans l’immédiat, concentrons-nous sur leur activité musicalo-littéraire. L’idée de faire des fanzines est venue presque spontanément à ces groupes de copains, parce que la presse musicale française ne comble pas leurs manques d’informations, parce qu’ils avaient envie d’écrire sur la musique et surtout, surtout, parce que c’est a-mu-sant!!! Ils ont alors constitué des équipes plus ou moins étendues : ça va de deux ou trois rédacteurs pour Antidote, TournicoPulp ou Pop time (respectivement fanzine consacré au groupe Placebo, à Pulp et fanzine généraliste à dominante pop française) à plus d’une dizaine de collaborateurs pour The Blue Mirror qui, comme son nom ne l’indique pas, est bien français. Le noyau dur est généralement une bande de copains qui se retrouvent autour d’une passion pour un même groupe, ou -mais c’est plus rare- autour du scoutisme et de Kula Shaker. Soyons francs, les personnes visées par cette allusion sont marginales (Dieu merci!). Bien entendu, dans ces petites équipes, on ne retrouve pas une structure aussi bureaucratique que dans les magazines professionnels: tout le monde fait tout et n’importe quoi, chacun met la main à la pâte – la photocopieuse du bureau de l’un est d’une grande aide, les contacts que peut avoir l’autre dans les maisons de disques sont les bienvenus, les interviews sont réservées à celui qui se débrouille le mieux en anglais.
Sort alors le nouveau-né, le petit fanzine, tiré à la demande, généralement à une centaine d’exemplaires pour commencer ; vendu pour la plupart par correspondance, dans des librairies ou disquaires spécialisés, et surtout lors de concerts ou festivals. Au moins, quand on vend Moving, le fanzine du fan-club de Suede, à la sortie du concert du groupe du même nom, on est sûr de toucher un public réceptif… Ce sont en effet les concerts et les festivals qui font exploser les ventes : tous ceux qui étaient présents à la Route du Rock, à Saint-Malo, nous l’ont confirmé : la rupture de stocks en a touché plus d’un. Parce que, à part ça, pas de pubs, ou si peu. Certains journaux ont parlé d’eux, mais la place est chère dans leurs colonnes : c’est surtout Moving, le vétéran des fanzines pop (4 ans d’existence, félicitations) qui a joué la carte des relations-presse avec succès. Les autres se contentent de tracts. Non, les fanzines se font connaître grâce aux autres fanzines : presque chacun d’entre eux annonce en dernière page les nouveau-nés. Ce qui montre bien le refus de jouer le jeu de la concurrence entre fanzines. Bien sûr, on a pu observer quelques tensions, quelques points de friction entre les rédacteurs de certains et les rédactrices d’un autre, mais ce sont plus des affaires personnelles que des histoires de gros sous (d’ailleurs, il n’y a pas de sous, tout simplement).
Et les sites Internet, dans tout ça ? Ils existent, mais ils sont rares : Superstars dispose d’un site d’une tenue irréprochable et fait beaucoup de pub sur les mailing-lists à connotation musicale, mais c’est le seul. Idem pour L’étoile polaire, du fan-club de Björk qui, outre son site Internet, dispose d’une maquette splendide et très « pro ». Les autres sont conscients des atouts du net, mais par manque d’argent (et, reconnaissez-le, de motivation), n’ont jamais sauté le pas. Le fan pop n’est pas à la pointe du progrès : il se contente de bêtes photocopies, de textes tapés comme au bon vieux temps à la machine à écrire (ce n’en est que plus touchant, feuilleter Tournicoti paraît délicieusement rétro…), et dans le meilleur des cas, d’un traitement de texte pour l’équipe entière.
Mais de toute façon, ils s’en foutent, et on n’est pas loin de penser que c’est tout à leur honneur. Le but n’est pas d’égaler un magazine vendu en kiosque, ni de vendre tout court, d’ailleurs : quand on leur demande quelle est leur ambition, ils sont bien embêtés. Vendre plus? Pour quoi faire? Je rappelle aux lecteurs que nous décortiquons les mœurs d’une tribu, pas nécessairement fermée ni autarcique, mais qui vit très bien dans son coin, loin des événements médiatiques et des ambitions dévoreuses, animée par la seule passion de la musique et par une bonne dose de folie. C’est précisément cette folie qui explique le ton, le style décalé de la plupart des fanzines : la plupart le reconnaissent, ils font ça pour s’amuser, et ça se sent. Antidote (qui file la métaphore du « placebo » à chaque page, non sans talent), The Blue Mirror, Tournicoti et Tournico-Pulp n’ont absolument rien de sérieux (comment voulez-vous être sérieux avec des titres pareils???) : maquette, style et démarche sont à chaque page délirants, pour le plus grand plaisir des lecteurs. A l’opposé, il y a ceux qui refusent cet humour soi-disant lourdingue, et qui exploitent plutôt le filon littéraire (Notre-Dame-des-Fleurs, fanzine du fan-club de Placebo ; oui, ce groupe a suscité la création de deux fanzines, pas vraiment concurrents mais presque, ne cherchons pas à comprendre…) ou le filon expérimental-musiques de demain (Superstars).
Peu vendus, les fanzines ont cependant des lecteurs, qui ne sont pas seulement les rédacteurs des autres fanzines : on a entre 16 et 25 ans parmi les lecteurs (avec, presque toujours, la brebis galeuse de 50 ans, sympathique mais un peu bizarre, abonné de la première heure de Moving ou d’Antidote...), on est parfois étranger (comme quoi les fanzines contribuent au rayonnement de la francophonie), et on a les mêmes passions, les mêmes pop-attitudes que les rédacteurs : les critiques de disques ne sont pas lues avec assiduité, elles sont lassantes et inutiles, les interviews sérieuses n’intéressent pas, on a envie et besoin d’excentricité, de folie, de ragots, de ces petites histoires qui donnent au monde pop tout son piquant.
Mais pour réussir à contenter leurs lecteurs, les fanzines ont besoin d’infos et surtout d’interviews : on pourrait penser, a priori, que les maisons de disques et les groupes prennent peu au sérieux ces petits jeunes un peu fous. C’est tout le contraire : les interviews sont plus décontractées, les groupes leur consacrent plus de temps qu’aux journalistes professionnels, les labels envoient sans (trop) rechigner les nouveaux disques et offrent des places de concerts. On est conscient, parmi les rédacteurs, du profit que les maisons de disque peuvent en tirer : après tout, c’est de la pub à peu de frais pour elles. Il est même arrivé que le label prenne l’initiative de demander à une fan de créer un fanzine : ce fut le cas de celui de Suede. Mais dans la majorité des cas, l’initiative vient du fan. Ce qui ne veut pas dire que les relations avec la profession seront plus difficiles : au contraire, on réussit à se faire offrir toutes sortes de produits dérivés (posters, t-shirts, disques inédits) qu’on donnera aux lecteurs à l’occasion de concours-questions, généralement pas très sorciers.
Pour finir, les ethnologues de service se sentent obligés d’ajouter une observation pas très scientifique : une impression, plutôt, qui nous a sauté aux yeux en entendant une fan nous déclarer : « il faut être légèrement névrosé pour écouter de la pop à longueur de journée », et sa collègue de renchérir : « faire un fanzine, c’est une sorte de psychothérapie »… En effet : collaborer à un fanzine permet de jouer enfin un rôle, de trouver sa place, de sortir de l’anonymat et du train-train quotidien, de faire parti d’une tribu solidaire, soudée. C’est réconfortant. Ca les rend éminemment sympathiques, et ça donne envie de lire leur prose déjantée.
Stéphane Buron
Pour tout renseignement supplémentaire sur un des fanzines cités, envoyez un mail