Il arrive que la critique et les cinéphiles sous-estiment de grands cinéastes. Joseph Mankiewicz fait partie de ceux-ci. Il s’est souvent vu reprocher d’être le bon élève d’un classicisme hollywoodien ronronnant et peu inventif, un réalisateur sage et consciencieux, sans plus. La reprise de son dernier film, Le limier, qu’il est permis de considérer comme son chef-d’oeuvre, est l’occasion de revenir sur l’originalité et la richesse de son travail de metteur en scène.
Mankiewicz a souvent été comparé -pour de mauvaises raisons- à Orson Welles. Certains théoriciens du cinéma ont utilisé « l’académisme » de Mankiewicz afin de souligner le caractère subversif de l’oeuvre de Welles. Grâce à cette opposition, ils établissent une distinction erronée entre conformisme classique et baroque flamboyant. S’il est vrai que Mankiewicz est un cinéaste de la sobriété, n’usant pas des mêmes procédés de mise en scène que le réalisateur de Citizen Kane -plans séquences hallucinants, travellings complexes, décors torturés…-, son cinéma n’en pas moins intéressant. Le limier en est la parfaite illustration.
Ce film met en place un huis clos machiavélique. Il repose seulement sur deux personnages, magnifiquement interprétés par deux monstres du cinéma britannique, Laurence Olivier et Michael Caine. Andrew Wyke, un aristocrate auteur de romans policiers, invite son rival, Milo Tindle, (un coiffeur), dans son manoir, afin de le piéger et de l’humilier. Reprenant la thématique de l’aristocratie mourante, déjà développée dans La comtesse aux pieds nus, l’intrigue développe un autre thème favori de Mankiewicz, celui de la machination, animant la plupart de ses films, de Ève à Jules César. Chacun des deux protagonistes s’affublent tour à tour de masques différents, bluffant ou dévoilant une parcelle de vérité. Apparaît ici toute une rhétorique du jeu, dans tous les sens du terme. Le film repose intégralement sur le jeu des acteurs ; le jeu de la duperie fera chuter les personnages.
Certains ont accusé Mankiewicz d’être un cinéaste bavard. Affirmer cela est oublier que le cinéma se doit de maîtriser la parole, et non pas seulement de rechercher les effets visuels les plus fins. Le grand talent de Mankiewicz est d’intégrer totalement la direction d’acteur au développement formel de ses films. Ainsi, le montage et les mouvements d’appareil du Limier sont travaillés pour coller au plus près du jeu de Laurence Olivier et de Michael Caine. La caméra devient imperceptible, mais est pourtant toujours là afin de donner le plus de volume possible aux textes des acteurs. Le limier est donc tout aussi éloigné d’une mise en scène tape-à-l’oeil que du théâtre banalement transposé au cinéma. Tout le caractère théâtral de la situation est métamorphosé afin de s’imposer d’une manière purement cinématographique.
De cette façon, Le limier constitue un véritable hommage du cinéma à la tradition du théâtre des illusions, à ces pièces où les personnages sont tellement vivants qu’ils viennent percuter et bouleverser tous les schémas et les scénarios prévisibles. Tout au long de son œuvre, Mankiewicz n’a cessé de briser la barrière entre fiction et réalité, entre attendu et inattendu, de faire surgir la vie sur l’écran. Il n’est pas étonnant que Le limier, concluant sa carrière, se termine sur une scène de théâtre à l’italienne, où les personnages se figent et sur lesquels le rideau tombe.
Nicolas Vey
Le limier, de Joseph Mankiewicz
Avec Laurence Olivier et Michael Caine
GB, 2h18, couleurs, 1973