Entre la gestion de son label Invada, la production d’un album de hip-hop (Quakers), une tentative de B.O. (Dredd, avec Ben Salisbury, sous le moniker Drokk), une tournée pour son projet krautrock BEAK>, et un quatrième album de Portishead en guise d’arlésienne, on se demande quand dort Geoff Barrow. De fait, le deuxième album du trio BEAK> (Geoff Barrow, Matt Williams, Billy Fuller) a quelque chose de somnambule, la voix étouffée par l’oreiller, le rythme pesant de l’errance nocturne, la répétition obsessionnelle de l’insomnie. Claustrophobique en diable, >> (c’est le titre) redouble les éléments présents sur un premier album (>, bien sûr) : batterie « métronomique » motorik (Can, Neu! dans le rétroviseur), loops de synthétiseurs analogiques (Silver Apples), guitares noise, marmonnements coldwave et ambiances délétères de gialli italiens. Le tout produit avec la passion de l’analogique, et gravées dans le plus large sillon, des graves qui font vibrer l’estomac, des charleys qui vrillent la tête, quoiqu’en dise monsieur Barrow : « Nous utilisons plein d’instruments différents. Je ne suis pas préoccupé par le fait de savoir si c’est vintage ou nouveau, mais de comment ça sonne d’abord. Je préfère le son du vinyle ou de la cassette, mais je peux écouter de tout. Je ne me soucie pas de la qualité des supports du moment que la musique elle-même est de qualité. Par contre, je n’étais pas fan des premiers Pro Tools ».

En qualifiant sa musique de « regressive rock », BEAK> a probablement trouvé le moyen de dévisser de l’époque les grands fantasmes qui la nourrissent : le néo-primitivisme d’une part, retour du refoulé avant-gardiste via une perfusion d’ethnicité refigurée, l’hantologie d’autre part, remontée en surface des spectres qui hantent notre imaginaire musical. Le rigorisme de BEAK> (délais d’enregistrements courts, prise de son collective et sur le vif, pas d’overdub) balaie tout ça d’un sévère revers de main. Posons une hypothèse : BEAK> n’est kraut et postpunk qu’en apparence. Les choix formels du trio (rigueur rythmique, nudité ornementale, rectitude) prennent l’auditeur au piège de la mémoire alors que la musique, elle, cherche surtout à évoluer dans la solitude la plus pure, ne se fiant ni aux héritages ni au principe de table rase. Surplace monomaniaque des thèmes, nappes dissonantes et maigres, battement martial de la batterie : les moyens déployés vont aussi loin que possible dans ce programme.

Le synthétiseur favori de Barrow est l’Oberheim 2 Voice, dont il use avec grande générosité sur la BO refusée du film Dredd, inspiré par le comic book américain Judge Dredd : « Sous le nom de Drokk, Ben Salisbury et moi avons commence à travailler sur le film Dredd et avons entamé une très belle relation avec le scénariste Alex Garland. Malheureusement, les producteurs désiraient une musique plus « générique ». Comme nous ne faisons pas ce genre de choses, nous avons quitté le projet et ils ont pris la musique de quelqu’un d’autre ». Encore plus minimal, l’album de Drokk plaira aux amateurs de Carpenter et de sons synthétiques vintage. L’ambiance d’apocalypse technologique de Mega City One est très bien rendue par ces plages instrumentales et étouffantes.

Enfin, raison d’être de cet article, BEAK> sera en concert (unique date parisienne) dimanche 25 novembre 2012 au festival BBmix de Bologne-Billancourt. Après Swans, Silver Apples ou Young Marble Giant, les années précédentes, l’exigence artistique est encore au rendez-vous cette année avec, également au programme, Ty Segall, le phénomène garage made in San Francisco, ou encore le retour des Américains cultes de Spain, mais aussi Gaspar Claus & Pedro Soler, Chain & The Gang, The Rebels, Lumerians, et une conférence musicale sur « can et les avants-gardes » par Pascal Bussy, qui recevra un des co-fondateurs de Can, Irmin Schmidt. Geoff Barrow, quand on lui demande s’il ira saluer une de ses plus importantes inspirations musicales, répond : « Quoique je sois un grand fan de Can, je préfère ne pas rencontrer les gens dans des situations commerciales, donc je ne crois pas que j’irai à cette conférence. ». Toujours très sobre, Geoff.

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