« Comme ça on ne dira pas que je fais un film européen », répond Kiarostami quand on lui demande : pourquoi le Japon ? De même que, dans Like someone in love, à propos de La leçon du perroquet, tableau très célèbre au Japon, il fait dire à son professeur « c’est le premier tableau au sujet japonais mais au style occidental ». Il y a, dans ce dernier Kiarostami, quelque chose d’étrangement indécis, dur à identifier parce que bancal, et comparable à ce désir d’échapper à toute géographie après avoir fait, avec Copie conforme, un film on-ne-peut-plus européen. Ni européen, ni japonais, ni iranien, Like someone in love pousse avant tout sur un no man’s land théorique un peu sans queue ni tête. Moins d’ailleurs parce qu’un Iranien filme au Japon, que parce que Kiarostami, comme souvent trop pris par son dispositif, finit par donner le sentiment que seul le théorique tire les ficelles d’une narration trop peu incarnée, jamais assez là pour elle-même.
Le film est en cela assez artificiel, brillant à la surface, formellement très beau mais théoriquement trop lourd, peaufinant avec insistance ses allures de film expérimental. Déjà Shirin, film d’une heure trente qui consistait à glisser sur les visages d’actrices regardant un film dans une salle obscure, incarnait bien la limite du dispositif Kiarostami et de son opacité : il suffisait de connaître le concept du film pour l’avoir vu. Kiarostami creuse ici cette opacité de façon trop complaisante, et confond peut-être trajet et balade. Le trajet est utilitaire, alourdi par l’attente de l’arrivée, tandis que la balade n’est que succession de purs présents, sans accumulation. Like someone in love se voudrait balade, mais il se fait surtout trajet, parfois pensum théorique.
Il y a pourtant quelques belles scènes, quand précisément le sens parvient à s’incruster quand même. Par exemple celle où l’héroïne, Akiko, étudiante en sociologie le jour et call-girl la nuit, écoute dans le taxi qui l’emmène chez un client les nombreux messages laissés sur son répondeur par sa grand-mère venue à Tokyo et qui cherche à la voir. Kiarostami alterne plans dans l’habitacle et plan d’extérieur, les lumières de la ville coulent sur le visage d’Akiko (jusqu’à qu’elle-même pleure en apercevant sa grand-mère par la vitre), une image se liquéfie dans une autre par transparence, un peu d’émotion passe, c’est assez beau.
Un peu plus loin, vers la fin, le récit d’une vieille dame qui a le visage enserré dans le cadre de sa fenêtre, puis dans une série d’autres cadres, suscite encore un peu d’émotion. Entre ces deux scènes, une succession d’attentes, de moments qui s’annoncent avec la pétulance du vaudeville pour finalement se couler dans le coton de l’apathie. Tout du long, c’est comme si Kiarostami ne s’aventurait jamais au-delà d’un certain degré d’intensité de l’action, comme s’il s’agissait de ne composer qu’avec des infra-actions, des situations qui au lieu de tendre vers une signification s’évaporent à rebours, dans une sereine insignifiance, avec pourtant tout un dispositif très clair, a priori très mouvementé, fait de malentendus, de rencontres impromptues, d’identités floues.
Le film est incroyablement serein, presque trop, en fait : il est totalement narcoleptique. Et il y a quelque chose de drôle, presque insolent (le genre d’insolence qu’il y a dans la lenteur bornée d’une petite vieille) dans l’application que met Kiarostami à figurer cette narcolepsie : quatre fois dans le film les personnages tombent de sommeil. Parce qu’ils sont fatigués, peut-être, mais aussi parce qu’ils semblent bercés par la vacuité de leurs rôles, si vides, si désincarnés, que depuis l’habitacle de la voiture toute la ville glisse sur leurs corps. Comment expliquer autrement cette scène, totalement gratuite, où le professeur Watanabe, client d’Akiko qui se fait passer pour son grand-père devant son fiancé, s’endort à un feu rouge ? Cette impasse molle et cotonneuse du sommeil est bien le seul horizon du film, et en cela la façon dont progresse sa perception est peut-être au fond une belle réussite, parce qu’elle se calque idéalement sur celle des voyages en voiture si chers à Kiarostami : de même que le regard décline avec les kilomètres, les situations d’abord jeunes et pimpantes terminent en pantoufles.