Quelque part au Texas. Sous une nuit orageuse, un jeune type bourru s’approche d’une caravane, frappe à la porte, tombe nez-à-nez avec le sexe de sa belle-mère. On a connu des amorces moins directes chez Friedkin (lire notre entretien), plutôt familier des introductions méthodiques : avant d’investir sa pension en forme d’étau kafkaïen, L’Anniversaire débutait par un atterrissage lancinant, depuis une hauteur indécidable (celle d’un Dieu, d’un anthropologue, d’un tortionnaire omniscient ?). Plus tard, L’Exorciste et Le Convoi de la peur convoquaient même une savante poétique du prologue, allant chercher le mal par monts et par vaux, suggérant que quelque chose se tramait aux quatre coins du monde. La caméra de Friedkin flottait alors comme le mauvais oeil, au-dessus de têtes appelées à tomber tôt ou tard, pour des raisons toujours ténébreuses.
Pourquoi démarrer cette fois sans ambages, au coeur d’une meute white trash en pleine prise de bec, façon série B sauce barbecue ? Qu’est-ce qui a changé ? Demandons-le aux jolies hanches nues de la belle-mère (plantureuse Gina Gershon) qui ouvrent Killer Joe. En présentant le mal sous ce jour curieux, Friedkin file tout droit aux origines du fléau universel : un foyer moyen, très moyen, la famille brute en somme, logiquement introduite par son saint vecteur – le vagin, donc, sur lequel bute notre héros à l’aube de son aventure. Aventure, ce n’est peut-être pas le mot : Killer Joe raconte comment deux ploucs père et fils engagent un flic-tueur pour liquider la mère, partie du foyer, et toucher ainsi les 50 000 dollars de l’assurance. La cadette Dottie, poupée passive et vaporeuse (parfaite Juno Temple), servira de monnaie auprès de l’inquiétant cowboy ripou (McConaughey dans une version démoniaque et glamour de Woody Harrelson). L’essentiel est manigancé depuis leur salon-remorque, petit taudis puant le fauve et la friture KFC. Tout le film d’ailleurs baigne dans les grumeaux d’une Americana très à la mode ces temps-ci (pick-up, conserves Campbell’s et Budweiser), à la différence qu’ici, le redneck n’est pas exactement cet archétype fun et sympa qu’il semble être devenu ailleurs. Friedkin renoue plutôt avec les angoissants culs-terreux à la Tobe Hooper, oscillant tout du long entre un lourd climat southern gothic et un potache nauséabond.
Mais si Killer Joe se vautre dans le quotidien renfermé de cette Amérique-là, c’est moins pour en découdre avec une noirceur originelle (comme le faisaient quelques chefs d’oeuvre des seventies) que pour observer la folie en train de nidifier. Tout part donc du berceau familial, et tout finit par y échouer : la tension psychotique qui, auparavant chez Friedkin, planait autour du globe, prend désormais sa source dans ce cloaque texan (universel, en réalité) où les family values sont démontées une à une, jusque dans un finale entamé à table et avec un bénédicité revenu tout droit d’un tableau de Norman Rockwell.
Entre ces murs, pas de dilemme intérieur, rien ne freine la cupidité. L’éthique, grande absente de ce réel huileux, a été enterrée. D’ailleurs, s’il y a du mal un peu partout dans Killer Joe, il manque un parti innocent qui délimite justement ce dernier : même Dottie salue l’élimination de sa mama. Là, Friedkin honore sa filiation néo-hollywoodienne, mais en allant encore plus loin : malgré le trouble qui ombrageait volontiers le cinéma des années 70, il était encore permis d’éprouver de l’empathie pour un individu, de s’identifier à lui, fut-il le dernier des salauds ; quelque chose de chrétien subsistait, malgré tout, dans le nihilisme. Friedkin, aujourd’hui, est au-delà de toute empathie, et donc de tout enjeu : il n’y a plus personne à haïr ou à pleurer dans Killer Joe. Bien malin celui qui saura choisir son camp à l’issue d’un anti-climax halluciné, lequel d’ailleurs laissera le film en suspens, figé dans l’air poisseux : qui doit partir, qui doit rester ? Peu importe. Friedkin pratiquait déjà la fin ouverte dans Le Convoi de la peur ou Crusing ; mais alors, l’incertitude laissait une angoisse amère : le destin des personnages comptait encore un tout petit peu.
Voilà comment Killer Joe dépasse la sommaire farce nihiliste. L’air de rien, au crépuscule de son oeuvre, Friedkin complexifie encore un peu plus son rapport au mal, sondant toujours plus profondément l’océan du relativisme. Lui qui croyait jadis aux forces du bien et du mal (L’Exorciste), entrevoyait encore un peu d’héroïsme dans la dégueulasserie (French Connection) est aujourd’hui avec Killer Joe ou Bug en proie à un tel scepticisme que la fiction n’est quasiment plus possible : les récits se disloquent à mesure qu’ils se racontent. D’où une idée neuve de l’horreur, aussi, consistant à s’en aller fouiner au-delà de l’effroi et du dégoût, dans une zone où rien d’autre ne peut exister que le grotesque – voir l’humiliation finale, expérience des limites où pitié, burlesque et sadisme mangent à la même table, pour enfin s’annuler. Ce grotesque rigolard, ce cinéma de l’absurde – l’influence théâtrale n’a jamais quitté l’oeuvre de Friedkin – est la clé d’une sagesse froide et lucide : le mauvais oeil quitte ses hauteurs intouchables et vient onduler dans la réalité la plus terrestre, un peu partout, au ras des stetsons, des pilons de poulet frits et du sexe de Gina Gershon.