The Color wheel est un petit bout d’Amérique, noir et blanc, granuleux, qui s’inscrit dans la lignée du road-trip décharné, de New York Miami aux films de Vincent Gallo : la route, et un couple. JR (Carlen Altman, qui vient du stand-up) doit déménager de chez son professeur qui était son amant, et demande l’aide de son frère (Alex Ross Perry). D’emblée, le film s’annonce bavard, nerveux. Ross Perry, assis sur le lit avec sa copine, réclame une pipe, la copine refuse, lui dit que son pantalon est moche et crade, et s’en prend à sa soeur qui vient justement le cueillir pour le road-trip. La copine lui fait un doigt, le voyage peut commencer.
La scène figure une bonne réponse à la fellation de Chloé Sévigny dans The Brown bunny, film désenchanté mais sentimental, ce que se refuse à être The Color wheel, lequel préfère diluer toute sentimentalité dans le langage, érigeant entre les personnages un mur de paroles, de blagues, de vannes. Et le film soutient tout du long ce rythme effréné – entre le diner et le motel ça se charrie sans s’arrêter. Ross Perry et Altman signent des dialogues frénétiques, virtuoses, entre le stand-up et la screwball comedy (on pense aux comédies de Gregory La Cava). En cela, The Color wheel n’est jamais ce qu’on attend qu’il soit au seul niveau de son économie de petit machin indépendant et fauché, car il échappe à la mode du vague à l’âme BCBG qui est la marque des derniers films new-yorkais récemment sortis en France (The Pleasure of being robbed et Lenny & the kids des frères Safdie, l’embarrassant The Future de Miranda July, ou le dernier et consternant film de Sean Ellis, Martha Marcy May Marlene). D’un film à l’autre on retrouve ce même goût pour le taiseux magnifique à côté de ses pompes.
Ross Perry se déprend tout à fait de cette molle étrangeté de hipster pour lorgner plutôt du côté d’un cinéma de dialogues, de caractères, de situations et de bavardage, genre périlleux et rarement arpenté par les jeunes réalisateurs mais assez jouissif dès lors qu’il est réussi comme ici. La coolitude du loser, Ross Perry la vomit, la décline en haine de soi et des autres, préférant au hipster lunaire le petit mec blanc énervé.
Quant au ping-pong verbal entre le frère et la soeur, il finit d’installer une complicité dans la mésentente. Comme s’il était entendu que faute d’arriver à s’aimer il s’agissait de se haïr correctement, brillamment, avec un sens aigü de la blessure, lui n’arrêtant pas de répéter à sa soeur que leurs parents la détestent. Et s’ils se détestent d’abord, frère et soeur deviendront complices à force de cotôyer pire qu’eux. Il faut voir cette grande scène de fête assez incroyable où tout le monde s’en prend plein la gueule. Les invités y sont dépeints comme des monstres de médiocrité, certains d’entre eux s’acharnant ouvertement sur le frère qui se prend des croches-patte et un verre de vin lentement déversé sur sa chemise. Le frère ne moufte pas, comme s’il était du côté de cet acharnement bien mérité. En attendant, la fête bat son plein, on se pelote, on se méprise, on s’insulte, on ment, on se déverse narcissiquement à des inconnus: la soeur le dit elle-même, « c’était cathartique ». C’est surtout d’une cruauté à la fois rare et salutaire, parce que Ross Perry n’a de beau rôle à donner à personne. Mais c’est s’égarer que de voir dans The Color wheel d’abord un road-movie, parce que Ross Perry réussit davantage ses scènes lorsque qu’il s’agit de les fixer, d’installer un décor, de faire prendre racine à la parole, de filmer un échange sur la scène d’un diner. En cela, toutes les scènes sur la route sont un peu faiblardes et s’en tiennent au strict minimum : regard dans le vague et guitare sèche en attendant d’arriver au prochain décor, aux prochains reproches.
La deuxième raison pour laquelle le film n’est pas un road-movie, c’est que Ross Perry s’amuse à désamorcer toute la dimension initiatique du genre, campant une sorte de New York Miami désenchanté – c’est ici tout l’héritage Vincent Gallo, qui fascine Ross Perry. Il ne s’agit ni de grandir, ni de changer, ni d’apprendre, à peine de se réconcilier. En cela le dénouement final pourrait en déconcerter certain tant rien ne l’annonce et tant il finit par dézinguer la dernière limite à ne pas dépasser, la dernière entrave à éviter pour ne pas sombrer tout à fait dans le cynisme le plus noir. Fin étrange, aussi arbitraire que dérangeante, mais compréhensible dans le sens d’un road-trip inutile, sans horizon et mal élevé. Au final, beau film donc, que ce The Color wheel, qui sort un peu le cinéma new-yorkais, du moins le peu qu’on arrive à voir en France, de son spleen bien coiffé pour lui préférer la haine de soi en chemise crade.