A la vingtième minute de The Dark Knight rises éclate une fusillade. Ce sont ces mêmes coups de feu que les spectateurs d’Aurora, le 20 juillet 2012, ont confondus avec les vrais, ceux par lesquels douze d’entre eux ont perdu la vie. Il est drôle de se dire que James Holmes, le Joker du Colorado, l’homme aux cheveux rouges, a échangé un peu de sa mitraille avec celle du film ; il y a dans cette poignée de minutes du dernier Nolan, dans ce laps maudit, comme des balles massacreuses en circulation, susceptibles de vous atteindre au front, sur votre fauteuil. De même qu’en 2008, à l’époque de The Dark Knight, le sentiment qu’Heath Ledger, décédé quelques semaines après la fin du tournage, était allé chercher son inspiration un peu trop loin, qu’il n’était en quelque sorte jamais revenu d’avoir joué la folie du Joker, rendait l’interprétation totalement mystique. Il faut le dire parce que le regard sur ces films ne peut être tout à fait neutre ni innocent. Il y a dans les deux derniers Dark Knight de Nolan, par endroits, une sorte de climat de tombeau et de malédiction, une espèce de vent creux qui les traverse, deux Batman avec un bout de cape qui traîne dans la mort.
Et pourtant on meurt mal dans The Dark Knight rises, on ne sait pas mourir, c’est-à-dire jouer le dernier souffle (cf. Marion Cotillard, médiocre, en totale déroute), ou bien disparaître définitivement. Ou encore simplement ne pas quitter la mémoire des vivants (les deuils successifs de Bruce Wayne). Rien en général, chez Nolan, sans doute l’un des auteurs américains les plus surestimés du moment, ne se termine jamais, ne trouve à s’achever – au sens de forme achevée, de figure, de mouvement. Les tentatives formelles du réalisateur se retrouvent presque toujours automatiquement disloquées, et délayées dans une sorte de visée narrative globale, de grande course hypermoderne sans reprise de souffle possible. Chaque séquence des films de Nolan semble se continuer dans la suivante. Memento, déjà, pour le moins roublard, maquillait sa nullité syntaxique par le trou de mémoire, le flash mental imprévisible. Pas tout à fait aussi catastrophique que celui de Batman begins ou d’Inception (son plus mauvais ?) mais pas plus supportable pour autant, le montage de The Dark Knight rises prouve encore à quel point cette discipline reste la plus grosse tare de Nolan. Clip, flash info, pub : tel est le tempo nolanien. Cinéma explicatif, illustratif, allusif, pas tout à fait éloigné dans la structure et la rythmique, du dernier Jacques Audiard.
The Dark Knight rises, ça raconte quoi ? Comme dans l’épisode précédent, ça raconte le monde d’aujourd’hui. Capitalisme, rapports de classe, nucléaire, brassés à grands violons, avec un sérieux toujours aussi pontifiant, avec la même tendance lourde au bavardage. Si tout ce qui commence à être visuellement intéressant ne se retrouve pas sabré par la coupe sournoise, elle l’est par le blabla invasif. Sur le papier, le film restait potentiellement intéressant : Bruce Wayne se transforme en Howard Hughes à barbe depuis qu’il a remisé le masque et la cape, à la mort de Double-Face et à celle de sa petite amie Rachel. L’irruption d’un mastodonte sous assistance respiratoire, Bane, puissante force révolutionnaire à tendance exterminatrice, et de la sensuelle Selina Kyle, va le pousser à reprendre du service. Selina Kyle reste sans doute le personnage le plus réussi, car le plus malicieux, le plus humoristique. Mais là encore, il suffit de songer une seconde à la naissance de Catwoman dans Batman returns, en 1991, pour comprendre que malgré les efforts d’Anne Hathaway (assez géniale), la féline de Nolan jamais ne vaudra un poil de celle de Burton.
Pour le reste, The Dark Knight rises n’étonne pas beaucoup, c’est la continuité directe de l’opus 2, le déroulement d’un programme qui pourrait d’ailleurs durer douze heures de plus, se répéter à l’infini. Evidemment, sur un plan thématique le film n’est pas inintéressant (toutes les ambigüités du schizophrène moderne, tour à tour fasciste et révolutionnaire, sont là, théoriquement abordées), le film se donne les moyens d’une vraie richesse psychologique, les dialogues si pesants soient-ils sont souvent plutôt bien écrits, la photo très belle. Chaque plan referme son petit potentiel, son petit pignochage, les climats par exemple sont intéressants, entre l’eau dégoulinante sur les costumes, et le combat sous un mélange de neige et de soleil. Mais c’est une grande ronde qui emporte tout ça, une valse des séquences que rien n’arrête.
Si dans l’épisode précédent, la scène d’ouverture était si belle (le Joker braquant une banque et éliminant ses complices à mesure que le vol se déroule), c’était parce qu’elle ébauchait une action pure, intelligible, et portait au vertige l’hypothèse d’un Batman réaliste comme un film de braquage, filmé comme dans un polar de Michael Mann – c’était malheureusement à peu près la seule. Aucune scène similaire dans The Dark Knight rises. Sa « grande ouverture » est moyennement captivante, déjà vue mille fois, beaucoup plus ramassée, infiniment moins prometteuse, et comme ce qui suivra, donc, déjà un peu montrée de loin, en accéléré.