Réunion viennoise de discrets bretteurs occupés à coudre cul par dessus tête rock et musiques improvisées, Trapist a un pedigree un peu dispersé, bien que brillant. Trois disques en dix ans : le premier paru chez Hatology, le deuxième sur Thrill Jockey en 2004 et ce dernier, The Golden years, sur Staubgold. Ça fait peu, mais Martin Siewert, Martin Brandlmayr et Joe Williamson sont aussi bien occupés par ailleurs. Brandlmayr accumule ses rythmes non naturalistes chez Radian, Martin Siewert prête le concours de sa guitare du côté d’improvisateurs tels que Werner Dafeldecker ou Franz Hautzinger, Boris Hauf ou Dieb 13, participe à Efzeg ou SSSD quand il ne s’occupe pas de son projet solo Komfort 2000 et Joe Williamson fait rendre les sons les moins identifiables à sa contrebasse du côté du label Creative Sources. Trapist est donc un groupe en retrait, un peu monacal, un peu en retard sur la vitesse des formes que met en jeu la musique expérimentale depuis que le groupe existe. L’histoire file avec vélocité, Trapist suit derrière, de son pas nonchalant, occupé à peaufiner amoureusement quelque détail sonore à peine audible plutôt qu’à tenter de gagner la course.
The Golden years a donc quelque chose d’anesthésiant : sa beauté apaise, mais il s’en dégage aussi un manque de passion, une sorte de nonchalance un peu autiste. Les gestes instrumentaux presque trop minutieux, le grain ténu des textures passées au tamis, les souffles dont on ne distingue pas vraiment l’origine, tout ça qui donne à cette musique sa pâleur de fin de jour et qui fait sa beauté, lui communique aussi un manque d’urgence certain. Qu’est-ce qui fait alors de Trapist un groupe si précieux par les temps qui courent, et pas une énième resucée post-rock et ratée de Labradford ? Probablement cette manière, certes pas inédite mais tout de même pas si courante, de faire se rencontrer le rock et l’impro sur le terrain de la douceur plutôt que celui de l’énergie (un terrain qu’a occupé, justement, Supersilent dans la première partie de sa carrière avant d’aller défricher des horizons plus intériorisés). La musique de Trapist ressemble à une longue négociation entre instrumentistes cérébraux, jouée sur un terrain miné, où rien n’explose jamais.
Comme groupe de rock, Trapist construit sur des références assez lointaines au genre et emprunte son vocabulaire à David Grubbs autant qu’à AMM et Morton Feldman. Cette manière de disjoindre les notes les unes des autres (là un cliquetis métallique intervient, ailleurs c’est une note unique de vibraphone, un peu plus loin c’est au tour d’un vrombissement électronique), de laisser la musique suivre la discontinuité naturelle du flux de l’improvisation, tout cela dissémine l’énergie que le groupe, en tant qu’entité rock, pourrait concentrer dans sa musique. Comme assemblée d’improvisateurs, le trio se distingue aussi par un regard décentré sur la question et injecte des harmonies folk passées à travers de gros amplis à lampes, un peu comme si Gastr Del Sol avait décidé de pratiquer un blues mutant fondé sur des Marshall à lampes, en les poussant à fond mais sans les faire crier. En somme, ni vraiment l’un ni vraiment l’autre, Trapist ne capitalise sur rien de ce qui pourrait contribuer à mieux définir leur musique et leur identité et préfère disperser sa musique, dilapider l’énergie du jeu collectif sans la convertir en puissance sonore.
Est-ce cette dilapidation contrariée, pour ainsi dire en sourdine, qui rend cette musique si belle ? Elle a quelque chose d’une dépense somptuaire qui viendrait après les heures fastes, chez une tribu devenue pauvre. Jamais loin d’arriver au bord de l’épuisement, la musique poreuse du groupe se suspend en accord irrésolus, court-circuite ses velléités de mélodies en pièces serrées qui accumulent les faux départs et trouve sa cohérence moins dans la diversité de ses modes opératoires (ici une guitare joue solo, là les timbres s’empilent en drones friables, ailleurs une batterie ânonne une rythmique déboussolée) que dans la retenue engourdie et neigeuse d’un jeu piano, à la séduction en demi-teinte.