Pauline Etienne. Il faut commencer en la nommant parce que le film lui doit la moitié de sa pureté et de son rayonnement. Lucie a 17 ans. Elle vit avec son père à Céret, dans une pépinière au milieu des champs. Quotidien de semis et d’arrosages. Baignades à deux, tous nus, dans l’eau d’une rivière. Le père est intraitable, cassant, plein de la rudesse paysanne. Lucie commence à rêver d’être ailleurs. D’autant qu’il y a Akim, l’ouvrier de son père, qu’elle regarde comme Lady Chatterley regarde Parkin. Un beau jour, la mère revient. Avant que Lucie ne s’aperçoive de sa présence, le père la pousse dans un cabanon et verrouille la porte.
Le premier risque de Paradis perdu, c’est sa simplicité. Difficile, pour un drame français du terroir, de commencer simple sans continuer plat, et finir raté. Prouesse : ce film-là s’avance profil bas, se moque du grand pas d’auteur, fait le sien modeste et classique, un petit pas français, régional, n’a l’air d’ambitionner rien du tout. Et pourtant, le film n’arrête pas d’être beau. En observant la lumière, qui semble toujours un peu à l’affût des blancs, des pâles, on comprend vite qu’elle ne les trouve jamais vraiment que dans deux choses : les miroitements du soleil d’une part, la peau diaphane de Lucie d’autre part – mais Lucie plus que le soleil, sa peau embrasant littéralement l’image. Pure incandescence apportant dans l’anachronisme des lieux, dans la vie paysanne, la promesse d’une vraie destinée, comme si Lucie pouvait s’échapper par la lumière. Il y a dans Paradis perdu et sa désuétude, autant d’absence d’événement (c’est-à-dire, précisément, le drame de la jeune fille) que de fictions rêvées (Lucie plongeant sa tête dans les vêtements de sa mère absente, ou bien se caressant sous sa robe un peu déboutonnée – deux scènes très belles). Eve Deboise sait parfaitement filmer cet âge en captant les intervalles, les attentes, les suspensions, l’insouciance et l’ennui profond, tout ce qui a été mais n’est plus, ce qui doit arriver mais ne vient pas. La petite catastrophe finale, par exemple, parce qu’elle est commencée de loin (aperçue à l’horizon), déjà finie de près (on arrive trop tard), et qu’elle débouche sur une ligne de fuite radicale, une renaissance, quasiment une conclusion de survival, tout cela, c’est encore savoir filmer les 17 ans d’une jeune fille.
L’âge de Lucie, Eve Deboise en fait une question d’espace, de lignes de force. Mise en espace totalement dépouillée d’ailleurs, épurée jusqu’à la fable, jusqu’au conte : l’isolement de la pépinière, la source, le bois, et puis le reste du monde. Sur cette base, le film décrit toutes sortes de forces contraires, de frottements, d’échanges occultes par lesquels Lucie, insensiblement, est en train de devenir adulte. D’un côté la force émancipatrice, désirante, de l’autre la force de rétention, l’enfance, l’espace rural, le père – avec comme point de contact entre les deux la touche incestueuse, belle et pathétique (mains fraîches après la baignade, joue lisse rasée de près, danse un peu serrée), par où le père a l’air de penser : qu’elle devienne une femme, mais à la maison, dans mon champ, dans mes bras. Personnage pitoyable et beau.
Dans ce trou perdu, la mère arrive chargée de toutes les fictions du monde. Florence Thomassin, qui l’interprète, a la voix très rauque d’une femme qui a longtemps veillé tard. Rien de plus dangereux aux yeux du père, alors il l’enferme, pas pour la séquestrer mais pour la cacher, pour endiguer les risques d’histoire, et retenir encore Lucie. Celle qu’il séquestre, en cachant la mère, c’est la fille. Une scène d’amour entre les deux parents, à travers la lucarne minuscule du cabanon, laissant tout juste passer une tête, tout juste un sein, à peine la lumière, sidère totalement par ce qu’elle a d’inventif, de plastiquement fort. Et de triste, puisque cet amour éclaté, on sent bien que le père le recolle dans sa tête, avec Lucie. Pour toutes ces raisons, ce petit film dérisoire, minuscule, insignifiant, est énorme.