Il arrive, rarement mais tout de même, qu’une saga aussi développée, contradictoire et foutraque que Metal gear solid parvienne à synthétiser soudain en quelques minutes à la fois les origines profondes de son geste et à les projeter en avant dans un moment de grâce absolue. Ce climax toujours indépassé, ce mythe primitif, les équipes de Kojima en avaient accouché dans un exténuant duel de sniper en pleine jungle, opposant l’avatar Snake à The End, un tireur d’élite à l’article de la mort dont le CV indiquait qu’il avait participé à la victoire des alliés (comme le reste de son unité de combat uchronique) pendant la Deuxième Guerre mondiale. A une partie des joueurs de se prendre à rêver d’un spin off mettant en scène cette partie de l’histoire réécrite à coup de fusils à lunette. Pas seulement pour continuer cette entreprise de contamination mythologique, idéaliste et délirante sur les « heures les plus sombres de notre histoire » diffusées en boucle par Arte, mais aussi et surtout pour rejoindre d’un même jet le fantasme du prédateur ultime.
Au coeur du modeste titre de Rebellion, c’est bien l’exacerbation de ce sentiment si particulier à l’usage du fusil sniper qui est mis en scène dans une tension permanente entre la surpuissance des dégâts physiques engendrés par une simple balle de Mosin Nagant, et la grande vulnérabilité du tireur avant et après l’envoi de ce coup fatal. Au contraire des héros en titane de ce genre de titre martial, celui de Sniper elite V2, l’officier Fairburne (envoyé en 45 dans un Berlin en ruines pour empêcher la fuite des cerveaux nazis vers l’URSS) reste à ce point faible que deux misérables salves de mitrailleuses l’envoient ad patres et son joueur au dernier checkpoint en mode de difficulté normale. Il est donc question ici, dans des niveaux le plus souvent urbains mais déstructurés / reconfigurés par les bombardements, de toujours doser une progression où la soif d’un affrontement frontal ponctué d’un torrent de tir (la soif d’un chaos guerrier) le dispute à la prudence nécessaire d’une infiltration discrète. Comme dans MGS3 Subsistence, la composition de cet équilibre de jeu est heureusement laissé à la discrétion du joueur en lui facilitant la tâche le cas échéant pour assouvir ses penchants de bourrins sanguinaire (possibilité de profiter des bruits d’affrontement lointains pour faire parler l’artillerie lourde sans alerter de façon suicidaire toute la garnison) ou de présence létale invisible (des mines à poser pour empêcher d’être encerclé, un très utile pistolet silencieux et des attaques au corps à corps sans heurts ni grand cris).
Mais si cette délicieuse alternance entre « one man blitkrieg » et infiltration à pas de chat ajoute en variété et rejouabilité, l’intérêt de Sniper elite V2 repose avant tout sur la puissante démonstration sadique de l’émerveillement provoqué par le trajet à l’intérieur du corps d’une balle longue distance. La promesse, hélas non tenue par le teaser Ballet of death de Killzone 2, celle du récit visuel total d’hommes souffrant dans leur chair, se voit ici honorée de la manière la plus spectaculaire et édifiante qui soit. Oui, il faut vivre ces moments de long harcèlement d’un feu ennemi nourri, recroquevillé derrière un frêle muret à recalculer mentalement ses chances d’en sortir vivant pour pleinement apprécier le miraculeux et brusque étirement du temps durant lequel la caméra se met à suivre le voyage de la balle qui fend le vide, faisant défiler en arrière plan les décors désolés avant d’atteindre (nous le savons à l’avance) le corps de l’ennemi, son intégrité physique. Au comble de cette vision hallucinée, un plan traumatique où l’impact de la balle subtilise les couleurs de la viande et des uniformes à une soudaine imagerie anatomique aux rayons X, détaillant l’éclatement des os, des organes successivement détruits, des hémorragies à naître avant de voir le fin projectile sortir de ce corps quitté par la vie.
En cela, et contrairement à ce que les non joueurs suspectent toujours à l’endroit des effets supposément insensibilisant des jeux vidéos violents, par son spectacle innocent (le jeu vidéo aussi graphiquement réaliste soit-il n’est qu’abstraction, son plaisir est spéculatif), jouissif et symboliquement effroyable, Sniper elite V2 constitue à sa manière, surprenante et tordue, une invitation empathique à considérer le corps de l’autre, à souffrir avec, pour et contre lui.