La CIA a retourné le problème : elle n’a plus rien à reprocher à Jason Bourne. Le personnage est sur un plan narratif devenu obsolète, mais son nom, c’est-à-dire la marque déposée, est encore tout à fait rentable. Jason Bourne est devenu un obstacle à sa propre exploitation ; c’est un mur à la fois infranchissable et porteur. Comment faire ? Creuser, par dessous. D’autant que le palimpseste reste l’une des formules principales de la saga Jason Bourne (lire nos chroniques de La Mémoire dans la peau et La Mort dans la peau) – qui partait d’un corps sans mémoire, ponctuellement visité par la machine de guerre qu’était ce corps avant de devenir amnésique. Il faudra donc cette fois radicaliser le creusement, excaver le héros, forer un maximum la franchise pour toujours inventer plus secret, plus puissant, plus impliqué. Il s’agit en somme d’imiter le dispositif stratifié des services secrets tels qu’on les voit dans la saga : derrière chaque force s’en cache une autre, plus grande, influente et souterraine.
Décrire le quatrième chapitre de cette saga, c’est faire de la spéléologie : tout en haut le nom, intact, souverain, visible, d’autant plus conceptuel qu’il doit être prononcé moins de trois fois dans le film, et qu’il constitue le titre : Jason Bourne. Sous le nom, un héros qui n’est plus Jason Bourne, mais une sorte de clone musculeux (Jeremy Renner) dont on apprend qu’il se trouvait déjà là, actif mais caché, dans l’épisode 3. Sous les scènes de l’épisode 3, celles de l’épisode 4 ; sous les opérations en cours, d’autre opérations plus vastes. Sous la force de Renner, une autre plus grande, réveillée et stimulée à coups d’injections à la seringue. Enfin, sous l’enfer urbain de la trilogie, le wilderness, l’Alaska, l’Amérique des filons et des galeries, de la gold rush où se passe en partie Jason Bourne : l’héritage.
On reste évidemment dans le produit de luxe, le long-métrage assez touffu, captivant, riche de quelques scènes brillantes (celle du massacre en laboratoire, pétrifiante, celle de l’entretien avec la psy). Aux commandes du film, le scénariste des épisodes précédents, Tony Gilroy, dont on avait plutôt apprécié la première réalisation, Michael Clayton, pour son classicisme élégant. Il était dès lors possible d’espérer, après la caméra tremblante, disons sismique de Paul Greengrass, non pas forcément un retour à la forme carrée du beau premier épisode, mais quelque chose approchant. Or tout ici se boursoufle à mesure que le film se creuse. Gros film, mais fragilisé par ses sapes : la première moitié, par exemple, s’écartèle entre les bureaux feutrés de la CIA, avec ses têtes pensantes, et les scènes d’entraînement de Jeremy Renner dans la neige du Grand Nord. Avec ce montage alterné, le rythme et la dramaturgie toussent, ce sont des coupures bleutées et dialoguées dans une continuité de blanc et de silence, comme si la pensée et l’action n’entretenaient plus aucun rapport. Le héros est ici plus profondément ancré dans l’Amérique, terrienne et minérale, plus fort et tout à la fois plus dépendant de patrons toujours plus haut placés ; c’est un junkie de la CIA qui cherche à se désintoxiquer. Le film ne fonctionne vraiment que lorsque toutes ces boursouflures se dégonflent un peu, que les big boss se rapprochent de leurs cibles (via leurs sous-fifres) et que les cibles se montrent un tout petit peu vulnérables (voir notamment les deux scènes citées plus haut). Ces angles arrondis, la mise en scène trouve ses marques, ainsi que le montage, moins « alterné », nous ôtant ce sentiment, par ailleurs malheureusement dominant, d’un univers aussi testostéroné que distancé et froid, comme de l’action en aquarium.
La saga Jason Bourne reposait sur un montage simpliste mais très efficace (action hero dans l’enfer urbain d’un côté, cerveaux manipulateurs avec écrans de surveillance de l’autre) : dans ces films, comme plus généralement dans ceux l’imaginaire du complot, l’organisme occulte fonde son pouvoir sur sa capacité à désolidariser le mouvement de l’idée, l’action de la pensée (elle pense pour ses agents, qui exécutent). Pourquoi a-t-on pris Bourne en chasse ? Parce qu’au désarroi de la CIA, il agissait et pensait à la fois ; il réunissait les deux, il fut un agent, presque au sens grammatical, et un beau jour il est devenu sujet. Jeremy Renner, dans Jason Bourne : l’héritage, devient-il véritablement sujet, c’est toute la question : la présence de Rachel Weisz, qui prend en charge tout ce qui concerne les choses de l’esprit (mais surtout le visage inexpressif de l’acteur, sur lequel tous les événements ont l’air de glisser pareil) nous en feraient plutôt douter.