Pas facile, décidément, de suivre Gondry, qui passe d’un documentaire délicat sur sa tante (L’Epine dans le coeur, son Numéro zéro, et un très beau film) à un gros machin américain geek, bête et satisfait (The Green hornet), puis de ce petit film à dispositif – modeste, new-yorkais, inattendu – à une adaptation prochaine de L’Ecume des jours dont les premières images et le casting donnent envie de se pendre par anticipation. Inattendu, The We and the I ne l’est pourtant qu’à moitié, puisque s’y donne cours une passion de Gondry pour la sociabilité des blocks qui courrait déjà de Dave Chapelle’s block party à Soyez sympa, rembobinez. Plus surprenante est la direction que semble prendre le film à son entame, entre challenge vériste et exposé de sociologie. On grimpe avec lui dans un bus dont on comprend vite qu’on n’en descendra qu’à la toute fin. Dans le bus grouille une petite humanité métissée d’adolescents braillards, cueillis à la sortie du lycée et ramenés chez eux – pour longtemps : la cloche qui a sonné est celle des vacances d’été.
Ce qu’on comprend surtout, c’est que le bus est une sorte de laboratoire sur roues, où disséquer un corps sur lequel les bistouris de cinéma n’en finissent plus de glisser : la jeunesse contemporaine, ce gros monstre bruyant. Vannes en cascades, petites humiliations, béguins qui ne se disent pas ou alors en loucedé, sur l’écran des smartphones où l’on pianote avec fièvre et où tourne aussi, tout le long du trajet, la vidéo d’un gadin : c’est la jeunesse des 2010’s qui prend la pose. Un grand plein (de bruit, d’énergie, d’hormones) qui est aussi un gros vide, voilà qui, sur le sujet, n’est pas très neuf, et d’ailleurs le film reprend peu ou prou le programme de La Vie au ranch, l’aérant simplement dans un décor moins bourge. Dans la mâchoire du nous (le groupe, ce Léviathan), comment survivra le je, petite chose qui cherche, seule, la voie du monde adulte ? Ce programme fait d’abord assez peur parce que Gondry à la fois en fait trop (les coutures du dispositif sont extrêmement visibles), et ne fait pas très bien (le petit théâtre anthropologique est très volontariste, les jeunes eux-mêmes ne sont pas très bons, jouent trop visiblement pour la caméra).
Le film pourtant trouvera une ampleur insoupçonnée à mesure que le dispositif va révéler sa vraie nature. Cette nature, c’est celle de Gondry, c’est-à-dire ce goût de la bricole qui est a priori sa pente la plus pénible mais se révèle finalement toujours plus sensible – cf. le petit train de L’Epine dans le coeur, qui cachait sous une apparence de gadget un douloureux secret de famille. La bricole, ici, c’est le moyen le plus naturel pour représenter ce qui, pour les lascars, ne peut précisément passer que par la représentation : la projection dans la vie adulte, mélange de fantasme candide et de terreur pure et simple, si loin si proche de l’éternel présent qui pétarade dans le véhicule – un rêve de coton, comme ce nuage formé, dehors, par les volutes de cigarette échappées de la fenêtre du bus. La bricole c’est, surtout, le bus lui-même, qui est moins un laboratoire qu’une boîte. Et donc, pour Gondry (chez qui tout peut, toujours, se résumer à ça : une boîte), un motif à transformation. C’est la plus belle idée du film : à mesure que le jour tombe et que les jeunes descendent un à un du bus, le dispositif se recompose, épouse sans cesse de nouvelles combinaisons, jusqu’à ce que dans le bus il n’en reste plus qu’un, petit je échappé du groupe, condamné à fouler seul le pavé austère de la vie adulte, abandonnant dans la boîte les derniers échos du bruit de l’enfance. De ce beau crépuscule, Gondry a peut-être ramené son meilleur film à ce jour.