A Tanger, pour vivre Badia lutte, décortique les crevettes le jour, la nuit se prostitue, chaparde, trafique en louvoyant vers la Zone Franche, où le salaire est décent et le travail digne, mais difficilement accessible. Leïla Kilani produit une œuvre d’urgence et de poésie, où le style documentaire le plus sec semble toujours batailler contre les désirs profonds de l’héroïne. Sur la planche produit une pulsation continue, une palpitation qui est à la fois celle de Badia et de ses gestes, ses mots comme des à-coups, des heurts, mais aussi quelque chose d’autre, de plus large, d’inéluctable (le film d’ailleurs commence par l’arrestation à venir de la jeune femme, avant de dérouler un long flash-back), que l’on pourrait définir comme l’immanence capitaliste à laquelle Badia, jusque dans son intimité la plus reculée, se retrouverait tout le temps soumise. Ce rythme convulsif, c’est tout autant l’inhumain rendement industriel que celui du souffle saccadé de qui tente de lui survivre. Sur la limite qui précède la déshumanisation, l’automatisation définitive du corps, Badia (magistralement incarnée, c’est peu de le dire, par Soufia Issami) est totalement coincée, traîne avec elle ses lèvres ballantes, ses joues poupardes et ses yeux de fillette blasée ; si le récit lui ouvre des perspectives fictionnelles (dans la seconde partie un polar se trame), elle n’est jamais dupe des scénarios préfabriqués que la vie propose, renverse tout tape-à-l’oeil dans un jeu de bagout, de masques et de faux-semblants. Dans le cas de Badia, la vraie liberté brille moins à travers ses promesses (celles que la fiction classique lui ferait un temps miroiter) que dans son invention in situ, au cœur même du système qui l’aliène. C’est un rêve, une ivresse de liberté qu’il faut aller chercher sur Badia même, sur son corps, dans sa voix – mais aussi, avec un pas de recul, dans l’hallucination d’ensemble où elle s’inscrit, dans la beauté fébrile de la mise en scène et de la photographie, souvent aussi tranchantes que sensuelles.
Le film consiste en effet à pointer les signes de résistance, à montrer de quelle façon le jeune femme lutte, malgré tout, contre cette immanence emblématisée par l’odeur de crevette qui colle à la peau de celles que l’on appelle « filles-crevettes », des femmes en masques et blouses blanches, au bout du compte tout autant dépiautées que ce qu’elles épluchent. A chacun de ses gestes, Badia dévoile un peu d’une inconsciente vérité révolutionnaire. Pantin furieux, elle est tout le temps violente, mange comme on s’étouffe, s’habille comme on se muselle, se lave comme on se purge, développe une puissance nerveuse qui détourne le film, aligné sur cette âpreté, de tout misérabilisme. En répétant chaque jour son aliénante chorégraphie ouvrière, elle n’est jamais très loin de la transe, et s’échappe dans des flux de dialogues poétiques et syncopés donnant à la misère son propre langage, la truffant de métaphores qui ressemblent, dans la bouche de Badia, à des bouffées délirantes, ou bien des reprises d’air. Sans conteste, l’un des plus beaux personnages féminins de ce début d’année.