Sherlock Holmes 2 : Jeu d’ombres reprend un peu après la fin du premier épisode, alors que le Dr Watson a décidé d’abandonner Holmes pour se consacrer à sa future femme. Livré à lui-même, le fantasque détective poursuit donc seul ses investigations, obnubilé par une série d’attentats anarchistes qui ensanglantent l’Europe. Derrière ces écrans de fumée explosifs, lui et son don de déduction flairent autre chose, une vaste machination destinée à provoquer une guerre mondiale. Un plan machiavélique sur lequel plane l’ombre du génial Professeur Moriarty… D’un sous-titre à l’autre, le cinéma d’action poursuit son petit état des lieux. Voilà quelques semaines, MI4 – Ghost protocol disait au travers de Tom Cruise le devenir-fantôme du surhomme hollywoodien, son absorption définitive dans la grande machine à simulacre. Avec son héros omniscient et son intrigue brouillardeuse, Sherlock Holmes 2 fait mieux que s’inscrire dans le prolongement de cette idée, il annonce le programme haut et fort : ce cinéma n’est décidément plus affaire de personnages, d’intrigue, ou même de corps, seul lui importe désormais les mouvements aveugles de ses golems d’opérette, la sarabande de ses ombres bavardes s’écharpant devant le grand feu d’images.
C’est d’autant plus frappant ici que l’on progresse dans le film à tâtons. Les indices se font fugaces, les tenants assez flous, les aboutissants très tardifs, trahissant une volonté nette d’égarer le spectateur dans le labyrinthe, de le suspendre au seul fil d’Ariane qui lui reste : Sherlock Holmes. Témoin, son « Follow my lead » lâché à sa partenaire au beau milieu d’une valse étourdissante qui s’adresse en réalité au spectateur, l’enjoignant à suivre le mouvement puisque, disions-nous, rien d’autre n’importe. On soulignait dans notre chronique du premier épisode tout ce que ce néo-Holmes et sa logique prédictive disaient du héros contemporain, cette manière de déclencher chaque rebondissement mais de les annuler en les anticipant, de ratiboiser les enjeux en leur opposant un mélange d’invincibilité et de vitesse pure (que peut-il arriver à celui qui connait déjà le plan d’après ?). Une fois n’est pas coutume, le deuxième épisode tire cet écheveau jusqu’au nœud du problème : ce don est une malédiction. Si elle lui offre le contrôle absolu du film (pour cette franchise, l’éponymie s’impose), l’omniscience du détective le contraint à voir les choses à son corps défendant, à déduire la minute d’après sans jamais ressentir celle du moment, comme une machine programmée pour faire avancer le film contre son gré (sa frénésie de mots ne dit rien d’autre que cet emballement). On s’amuse à le voir jouer les transformistes, se fondre dans le décor comme un fantôme, tergiverser sur ses orientations sexuelles (l’ambiguïté avec Watson atteint des sommets), sauf qu’à être tout le monde à la fois, Holmes n’est plus personne en particulier. Il ne vaut que pour sa transparence. Derrière l’excentricité de façade, le regard perdu et l’indétermination chronique du détective trahissent en filigrane le drame du héros absolu : être l’ombre qui accompagne le mouvement.
Le Sherlock Holmes de Downey Jr, c’est un peu le pendant victorien de la Lisbeth Salander de Millenium. Même punk attitude, même fascination pour les machines, même capacités à ingérer et digérer les signes, l’un et l’autre sont surtout si maîtres du champ qu’ils le traversent dans une effarante fluidité, un pied dans un plan l’autre dans le suivant, comme s’ils savaient d’avance que leurs gestes, leurs choix, allaient forcément toucher au but (les hallucinantes séquences de l’escalier ou du viol chez Fincher / les séquences prédictives dites Holmes O vision chez Ritchie). Des talents d’ubiquité et de palinodie qui placent ces créatures-simulacres au coeur de leurs temps, mais à la marge de leurs contemporains. C’est la même résignation qui se lit dans leurs regards quand ils regardent s’éloigner Watson/Blomqvist au bras de leur amoureuse, la même conscience profonde qu’ils n’ont plus leur place parmi les vivants. Leur rapport au corps ne trompe pas : ils n’y voient qu’un pur véhicule de chair, une enveloppe propulsée par les puissances de l’esprit que l’on peut maltraiter, transformer et même arrêter à loisir. Il faut voir cette séquence où Sherlock Holmes, le corps littéralement épuisé par les blessures, donne tous les signes biologiques de la mort mais va redémarrer d’une piqûre, tel un automate qu’on aurait remonté. On ne tue pas une ombre.
Plus encore que le premier épisode, Sherlock Holmes 2 se veut donc profondément anti-dramatique. Tous les ressorts habituels du suspens y paraissent distendus puisque l’imprévu ne l’est jamais. Et le film de se déployer à l’horizontal, d’enquiller mots et images à la vitesse où Holmes peut les ingurgiter (« La plus parfaite machine à observer » dit de lui Watson dans Le Signe des quatre de Conan Doyle), sans un regard pour le spectateur définitivement largué ni pour les règles narratives de rigueur. Mais comme dans Millenium, c’est dans le spectacle cérébral et cinétique de l’enquêteur au travail que se niche aujourd’hui le vertige. Sans posséder la maîtrise racée d’un Fincher, ni le regard post-moderne d’un Brad Bird, la caméra balourde de Guy Ritchie dissout elle aussi – et sans doute malgré elle – la matière-film dans le flux d’images. Qu’importe l’enquête, qu’importe les twists, qu’importe le film même, avec ce Follow my lead ! en guise d’étendard, le cinéma d’action s’approche toujours plus près d’un idéal impressionniste, d’un territoire esthétique où les myriades d’images et de sons comptent moins que leur somme, où l’enchaînement des plans ne vaut que comme « pure énergie lumineuse » (René Huyghe, Dialogue avec le visible). Car c’est bien connu : pas de « jeu d’ombres » sans un maximum de lumière.