Amérique profonde, grands espaces, petite ville, pêche à la mouche, vieille voiture et même (rare) fond de musique country : sur les traces du quotidien heurté de Berl Pickett, médecin de proximité, adulte immature, séducteur local rattrapé par un passé chaotique, des aspirations singulières, des regrets lancinants (le tout mis sous cloche d’une bienheureuse inconscience), Thomas McGuane fait dans la farce sur fond de mélancolie bien tempérée. Tout appelle aux clichés d’une vie simple, à commencer par cette figure du bon docteur, doucement excentrique. Mais pas question de se laisser prendre au simulacre d’une Amérique endormie ; on est dans l’ère post-11/09, quand bien même on tendrait à l’oublier, la faute à l’Oldsmobile 88, aux étendues herbeuses, à la galerie de portraits d’un autre âge que déballe McGuane…
Berl Pickett donc, docteur à la clinique du coin, se retrouve accusé d’avoir gentiment euthanasié une vieille maîtresse, la suicidaire de longue date Tessa. Tout ça à cause d’un directeur de conseil d’administration un rien sensible sur la question des infidélités de sa femme, qui voit là un moyen comme un autre de régler ses comptes. Bien qu’innocent, Berl ne parvient pas à se débarrasser des soupçons qui pèsent sur lui. Pire, il les entretient, défiant son entourage par ses comportements étranges, immatures, décalés. Interdit de pratiquer, suivi partout où il va par des regards soupçonneux, Berl s’enferre et parvient à se convaincre qu’il mérite ce qui lui arrive Après tout, s’il n’a pas tué Tessa, il a d’autres fautes à expier : « Il est possible que j’ai été habité par la même peur, la prise de conscience que, finalement, en s’écartant des règles de l’humanité pour satisfaire à l’émotion, on prend le chemin de la cruauté. Au plus strict minimum, on est dans l’erreur ».
Débute un long chemin vers la rédemption, truffé de femmes, d’oiseaux, de congénères peu charitables, d’escrocs, d’humbles patients. L’inconscience de Berl, non dénuée d’une certaine fraîcheur, nourrit ses provocations innocentes. La narration faussement éparpillée de McGuane déconstruit le personnage en même temps qu’elle le recompose. On découvre les figures qui ont conditionné son enfance. Sa mère, fanatique religieuse ; sa tante nymphomane ; son père obsédé par ses souvenirs de guerre ; son mentor, vieux garçon, médecin, chasseur… Berl s’interroge, cherche un sens à sa vie : « Mes propres convictions selon lesquelles la vie doit bien avoir un but auraient gagné à être un peu précisées, et je ne partageais pas l’opinion de mon père (« Dieu est complètement cinglé »). J’ai tenté de me l’imaginer : une divinité qui ne réussirait pas à mesurer les conséquences de ses actes et qui ne saisirait pas la différence entre le bien et le mal. On a malheureusement un peu l’impression de la stratégie de défense d’un criminel. Ou d’une divinité anxieuse. « Je m’inquiète. Pourquoi est ce que je me laisse aller à tant d’angoisse ? « . Voilà un Dieu que je pourrais comprendre ».
Thomas McGuane rend compte de ces interrogations dans une langue truculente. L’écriture est charnelle, dense, l’appétit de grands espaces nourrissant un panthéisme jubilatoire : « On pourrait dire que je crois en cet immense tout qui n’est pas moi et que je trouve là un destinataire approprié à mes prières. Il m’est arrivé de prier devant des nuages, des canyons, des sources, au moins un glissement de terrain, des oiseaux, la rivière Swimming Woman, la ville de Martinsdale, la Jefferson River, etc. J’ai prié devant ma vieille 88. Après une averse j’ai déjà prié devant une flaque de boue. J’y ai puisé un grand réconfort. Je continuerai à prier ». On sent un appétit de vivre, bouillonnant, un rapport au corps, au toucher, à la palpitation, renforcé par la causticité de l’auteur, son intelligence des mots. Le portrait de Berl Pickett est prétexte à un instantané drolatique d’une certaine Amérique. On peut d’ailleurs lui laisser les mots pour conclure : « Il s’était passé suffisamment de choses dans ma vie depuis l’enfance pour m’apprendre que jouer les imbéciles est une façon très efficace de faire son chemin en Amérique ; si cela avait été plus satisfaisant, je m’y serait tenu ».