Alors que l’espoir nous avait presque quittés, emporté par les grandes eaux d’Au-delà, le grand Eastwood est de retour. Tout en s’inscrivant dans la lignée de l’histoire américaine racontée par papa Clint, J. Edgar, consacré au fondateur du FBI, se démarque du lot : le film de chambre prend presque le pas sur la fresque historique, les enjeux intimes supplantent quasiment les enjeux politiques, pourtant énormes, pour mieux les rejoindre souterrainement. Le titre d’ailleurs n’en fait pas mystère, qui éclipse d’emblée le nom du scandale, Hoover, celui d’un homme qui compta parmi les plus puissants d’Amérique, nom forcément chargé de promesses fictionnelles – les dossiers brûlants auxquels il fut lié. Eastwood déjoue ces attentes, ne creuse pas plus que ça les implications de son personnage dans ces sombres et fameuses affaires. Pour autant, difficile de conclure qu’il épargne totalement J. Edgar et son conservatisme notoire. Hoover (DiCaprio, prodigieux) y est un personnage parfaitement terrifiant, un cerveau malade, paranoïaque, une âme aussi froide en privé qu’en public, figuré surtout depuis son absence de conscience des autres et, implicitement, des conséquences fatales de ses décisions.
Tout le problème pour lui est d’avoir prise sur le monde, d’y accéder, de le contrôler pour mieux le protéger (d’abord, évidemment de la menace communiste), mais aussi pour mieux s’en protéger. Répertorié en fiches, le monde des criminels (dont l’acception est très large) est mis à la portée de son cerveau, revu à la mesure de sa maladie (qui ne vire jamais au spectaculaire). A ce titre, Hoover est un peu l’ancêtre de Mark Zuckerberg, et le film, d’une troublante actualité politique, de la famille de The Social network. Il nous dévoile en quelque sorte le premier canevas d’un réseau informatif rapide et invisible devenu désormais incontournable. La mise en scène restitue avec une grande finesse cette volonté de compacter le monde en données, ainsi que la maîtrise distante et la déconnexion du réel qu’elle suscite. Quand Hoover ouvre sa fenêtre pour voir passer le cortège du nouveau président des Etats-Unis, se mesure pleinement l’écart vertigineux creusé entre l’homme et la réalité qu’il manipule – campé derrière sa fenêtre ou son bureau, Hoover apparaît bien incapable d’aller résoudre une enquête sur le terrain, flingue en main, ce qui ne l’empêche pas d’affabuler et de se faire représenter, comme un gosse, en héros du FBI sur des boîtes de céréales.
Frappe ici la radicalité et la singularité de l’écriture – un montage subtil entre légende et histoire, discrètement contaminé par la folie – mettant à jour l’articulation entre les névroses de Hoover et la mythique institution qu’il dirigea pendant près de cinquante ans. Si le film est aussi bouleversant, c’est qu’il donne à son système verrouillé une dimension profondément intime et tragique. Eastwood réussit cette gageure d’instaurer une proximité troublante avec ce personnage pourtant antipathique, sous l’emprise d’une mère tyrannique – la version non momifiée de celle de Psychose – qui étouffa son homosexualité. Entrer dans son intimité, c’est entrer à la fois dans une logique parano de fichage et une logique de refoulement. Une mécanique aveugle qui transforme au fil du temps les êtres vieillissants aussi bien en masques qu’en parchemins contenant des secrets privés ou publics. Au centre de ce film d’amour (refoulé) et de mort, des visages-écrans donc, qu’ils soient grimés (pour le meilleur et pour le pire) ou sans cesse changeants : idée magnifique que de multiplier les visages des sténos venus taper l’histoire du FBI dictée et réinventée par Hoover.
Pour approcher de près ce personnage emmuré, le biopic emprunte des chemins passionnants, a priori tortueux et multiples, mais finalement simples et convergents. Se mettre à nu pour Hoover, c’est, par exemple, lors d’un rendez-vous galant avec une femme (Naomi Watts, sa future fidèle secrétaire, témoin au regard bienveillant et probable double d’Eastwood), ouvrir son cerveau plutôt que son cœur pour montrer sa maîtrise d’un système d’accès rapide aux informations d’une bibliothèque. Son corps, pourtant désirant lorsqu’il rencontre Tolson, l’homme qu’il aimera en secret toute sa vie, n’existe pour ainsi dire pas. C’est un corps institutionnel (l’homme de méthode) et virtuel (le faux héros dont il fait la publicité). De ce déni nait le trouble profond ressenti lors de la découverte de J. Edgar mort, torse nu, par celui qui l’aimait : cette machine (de guerre) avait donc un corps.