Changement de décor pour le dernier film de Kaurismäki, qui, comme l’indique son titre, prend ses quartiers en France. Exotisme cache-misère pour auteur fatigué ? Pas vraiment, même si Kaurismäki joue avec quelques clichés de chez nous (entre autre, une généreuse boulangère sortie des 40’s). Au contraire, ce dépaysement lui permet de mettre finement son style – un monde en soi -, à l’épreuve de son sujet – l’émigration clandestine -, pour se mettre hors de soi au sens propre comme au sens figuré. C’est même dans cette confrontation du même et de l’autre que le film trouve son idée la plus forte. Pas d’arnaque socio-bienpensante et tire-larmes en vue, Kaurismäki part de lui et d’un personnage qui lui est familier (un marginal cireur de chaussures) pour aller vers un inconnu proche, un étranger hors de chez lui : Idrissa, un garçon africain en fuite après la découverte par la police du container dans lequel il voyageait avec d’autres réfugiés clandestins. Le cireur, désemparé depuis l’hospitalisation de sa femme, prend l’enfant sous son aile. S’il ne peut rien pour Arletty (la fidèle Kati Outinen, entre les mains d’un médecin pessimiste joué par Pierre Etaix) peut-être pourra-t-il quelque chose pour le gamin.
Bien que délocalisé en France, le havre de Kaurismäki est reconnaissable entre tous, protégé par l’oeil un peu triste de son actrice canine préférée, Laïka. Stylisation de l’espace et des couleurs, cadrages tirés au cordeau, déco rétro option formica, groupe rockab’ avec chanteur à banane (Little Bob, ce n’est pas rien). Qu’est-ce qui distingue Kaurismäki d’un Jeunet ? Certainement l’absence de clinquant au profit d’une économie voire d’une sécheresse plastique qui va droit à l’essentiel : sauver les apparences, ce n’est pas seulement se sauver un peu soi-même, c’est aussi une manière de révéler en creux la précarité du monde, sa fragilité de carton-pâte, son désenchantement – une « politesse d’économie » pour reprendre le mot de Daney à propos de Lubitsch. Témoin l’épouse du cireur au regard triste, elle aussi, un peu trop fardée dans son accoutrement kitsch de ménagère modèle : le maquillage a quelque chose de dissonant, dissimule mal les premiers signes de sa maladie.
Le mari désemparé s’appelle Marcel Marx (allez savoir pourquoi), ancien écrivain bohème qui cire les pompes avec son complice Chang, contraint de porter le faux nom inscrit sur la fausse carte d’identité qui lui permet de rester en France. Un peu de Hergé semble s’être glissé ironiquement dans cet univers entre Chaplin et Bresson, univers plus complexe qu’il n’en a l’air, où la simplification des traits est parfois trompeuse et où il faut savoir lire entre les lignes : et si ce commissaire aux allures d’agent de la gestapo (Darroussin) était un ennemi bien intentionné ? Au contact d’Idrissa, un pas de côté semble possible dans cette société bien vissée, présentée comme un cirque dangereux : s’ouvre une infime et surréaliste zone de circulation, particulièrement audacieuse, qui marque l’accès de Kaurismäki, pourtant déjà habitué à évoluer dans les replis, à une marge et une liberté nouvelles – il n’y a pas d’acquis Kaurismäki. On y entre tels les explorateurs tâtonnant d’un monde nouveau sans doute un peu fragile, mais parfaitement exaltant, traversé par les fulgurances d’un humour génial. Au refugié clandestin qui lui demande pourquoi il devrait lui révéler le nom du grand-père d’Idrissa, Marcel (André Wilms, sublime) répond tout simplement de sa voix à la fois sèche et douce, avec un aplomb merveilleux : « pour mes beaux yeux ». Le cinéma est fait pour les miracles : rares sont les cinéastes qui, comme Kaurismäki, savent le prouver. De Cannes, il est reparti pourtant les poches vides, mais sûrement la tête haute, comme ses personnages.