A la manière d’un Jacques Abeille, dont l’oeuvre méconnue se vit offrir une seconde vie lors de la réédition par Attila des Jardins statuaires, Jérôme Noirez connaîtra peut-être une renaissance à la faveur de cette intégrale inédite du cycle Féerie pour les ténèbres. Comme Abeille, Noirez décrit des contrées imaginaires avec une plume superbe ; et comme lui, les aléas de l’édition lui ont mis des bâtons dans les roues. Nestiveqnen, le premier éditeur, était une maison de fantasy au public très ciblé, qui ne trouva jamais les lecteurs d’un tel ogre littéraire ; aujourd’hui « en sommeil », elle est par ailleurs incapable d’assurer une visibilité constante à son fond de catalogue. Jérôme Noirez a donc racheté ses droits, qu’il a revendus au Bélial, pour un dernier coup de poker auquel même l’intéressé ne semble pas croire beaucoup (lire notre interview).
De quoi s’agit-il ? D’un cycle de trois romans et six nouvelles, dont le cadre relève de la fantasy lambda : chevaliers, sorciers, et Moyen-âge fantasmé. Mais Noirez veut précisément abîmer la jolie toile peinte par Howard, Tolkien et compagnie, et fait surgir la technologie moderne du sol : bagnoles, télés, canettes de bière, poussent comme de la mauvaise herbe, et atterrissent entre les mains d’une population qui ne sait pas s’en servir (d’où quelques situations cocasses). Dès lors semblent s’opposer deux principes, qui investissent les corps et les âmes : le principe d’incarnation et le principe de virtualité. Le premier revendique la primauté de la chair, du sang, de l’organe, quand le second fait signe vers une dématérialisation générale, caractéristique de notre époque. Au milieu de ce combat symbolique, des humains, marins, officiers de justice, troubadours, chasseurs, curés, féeurs (magiciens), fantômes, revenants, etc., et des humains diminués, les « rioteux », qui vivent sous terre et constituent une population indépendante d’éclopés, sont entraînés malgré eux dans des aventures mettant en jeu la pérennité de leur monde (les fils narratifs sont très nombreux). Chacun d’entre eux aura son rôle à jouer dans le combat final qui s’annonce, au terme d’une montée en puissance grandissante dans la folie et la cruauté (le troisième roman pousse le délire vraiment loin, raison peut-être pour laquelle il ne s’est jamais vendu).
Présenter l’ensemble comme un cycle de fantasy façon Game of thrones serait à la fois insultant pour l’auteur et mensonger pour le lecteur. L’intention de Noirez était de faire revivre le « Réalisme Grotesque » (selon l’expression de Mikhaïl Bakhtine), cette littérature moyenâgeuse de l’excès qui trouve son apogée dans l’oeuvre de Rabelais. C’est l’esprit du carnaval, du burlesque et de la Fête des Fous, avec sa cohorte de monstres et de gueules cassées, son ambiance transgressive et ce renversement des valeurs qu’illustrent les tableaux de Jérôme Bosch. En piochant dans le corpus des trouvères et des rimailleurs paillards, Noirez a découvert une littérature de la caricature, du trop plein, à mi-chemin entre la franche rigolade et l’horreur pure, qu’il fait revivre dans le cadre ultra-balisé du Moyen-âge d’Epinal, celui des légendes arthuriennes et nordiques qui innerve depuis toujours la fantasy. Ce « merveilleux discordant » est au récit de chevalerie ce que le charivari est à la musique religieuse : une parodie, une anti-musique, une volonté de dysharmonie comme un coup de pied dans la fourmilière policée du genre. Ce rappel constant des qualités de la chair, de l’organe ou des excréments, cette piqûre de réel au cul du fantasme, c’est Diogène pissant sur le paillasson de Tolkien. C’est à la fois beau, cruel, touchant, drôle, triste, et parfois à vomir. L’humour côtoie le sordide, la chanson de geste fraye avec l’art célinien de l’insulte, et le style est, de bout en bout de ces quelques mille deux cent pages, absolument impeccable. A coup sûr, nous tenons là une oeuvre unique qui méritait, c’est la moindre des choses, une seconde chance. En espérant qu’elle la saisisse.