R. Stevie Moore n’est pas seulement l’original barbu qu’il prétend être en public, ce personnage de marginal sympathique et bonhomme qui permet à son culte de croître sûrement, bien qu’avec une lenteur extrême. Derrière son faciès de grand-père idéal, il y a quelque chose du théoricien ou du comploteur refoulé. Depuis 1968, The R. Stevie Moore Cassette Club (son mail-order, faute d’un terme plus adéquat) lui a permis d’essaimer à travers le monde quelques 400 enregistrements faits maison : bandes magnétiques, cassettes puis CD-R à la fin des années 90, le Cassette Club devenant pour l’occasion le R. Stevie Moore CDR Club. Depuis son QG, appartement et studio du New Jersey, cela fait plus de quarante ans que Moore court-circuite l’industrie musicale, qui ne daigne même pas relever l’énorme pied de nez.
Lorsqu’il sort un disque sur un label, il s’agit presque toujours d’une sélection de titres puisés dans les sorties artisanales plus ou moins récentes du Cassette Club. C’est la partie émergée de l’iceberg et la spéculation, qui va toujours bon train lorsqu’il s’agit de sorties confidentielles, lui donne une valeur ambiguë : ce n’est qu’une part infime d’une totalité invisible et c’est aussi, en quelque sorte, sa quintessence, réunie dans un objet à tirage limité.
Advanced jouit exactement de ce statut. C’est la somme doucement hétéroclite de morceaux venus d’horizons différents : reprises (The Buzz), morceaux datant d’il y a presque quarante ans (Love is the way to my heart, Pop music), compositions originales pour l’occasion. L’album paraît en catimini chez les excellents francs-tireurs de 2000 records, sans aucune promotion, selon le voeu de Moore, après avoir été financé aux Etats-Unis via Kickstarter, le nouveau mastodonte du fundraising. Bizarre, d’ailleurs, qu’un hors-la-loi du monde de la musique tel que Moore ait recours à cet autre système marchand qu’est la levée de fonds prise en charge par des start-ups : mais l’essentiel n’est pas là.
Pour Advanced, Moore a mis en veilleuse les velléités expérimentales qui l’agitent la plupart du temps et laisse Zappa de côté pour s’ouvrir au Brian Wilson et autres The Move qui l’habitent. Advanced n’est donc rien de plus qu’une collection de quatorze chansons au songwriting exemplaire. S’il ne truffait pas ses textes de souvenirs d’enfance potaches, de punchlines protoburlesques et de refrains débiles (« drink a milk shake, yeah yeah yeah, have some corn flakes, yeah yeah yeah, and get a stomach ache »), Advanced manifesterait une forme de perfection, celle d’un rollercoaster pop qui saute d’une ballade bubblegum à une comptine (Runny nose, money woes) avant de chuter vers un blues énervé et des ballades avec flûtes et violoncelles (Theorem). En l’état, Advanced ne donne jamais l’impression d’un trajet programmé, même chaotique. Il préfère tout mélanger, sauter d’une forme à l’autre avec l’allégresse d’un lutin farceur et dynamiter les moments de calme par une power pop qui hésite entre prog et garage (Carmen is coming). Sans forcément surprendre beaucoup (bien moins, en tous cas, que d’autres de ses sorties récentes : Vigilante !, Ariel Pink’s picks vol. 1 ou Stalactites & stalagmites), Advanced est un grand maelström où se croisent une synthèse du rock’n’roll (ou un rock’n’roll de synthèse) et quelques unes des meilleures qualités de son auteur. La joie authentique avec laquelle il fait entrer un peu de désordre dans ces chansons n’en est pas la moindre !