En attendant Cheval de guerre en janvier, le nouveau Spielberg nous parvient enfin, après quatre années de production. Une œuvre en gestation depuis 1983, date à laquelle Hergé donna son accord au réalisateur d’E.T. pour offrir au reporter du Petit Vingtième son ticket Bruxelles-Hollywood. Un projet de longue date qui aura finalement trouvé sa forme dans la performance capture, technologie inaugurée par Robert Zemeckis en 2004 avec Le Pôle express.
Spielberg, Hergé… L’alliance donne le vertige autant qu’elle laisse craindre l’indigestion, un crossover tenant du fantasme goinfre, de l’abus de bonnes choses, comme un donut posé en tartine sur une gaufre brabançonne. En général, ce genre de goûters-suicides se termine mal. Or de la gaufre, Spielberg retient surtout, dans Les Aventures de Tintin, le moule et sa forme : c’est Hergé lui-même que l’on découvre en premier, grimé en peintre de rue, portraiturant les passants selon le trait qu’on lui connaît, graphisme désuet se détachant de celui, tridimensionnel, de Spielberg. Tintin au cinéma, cela ne va pas de soi : par mille petits détails, Spielberg signale avec une grande élégance que son projet est au fond impossible, et que le film aura surtout l’ambition de se générer tout seul à partir d’un personnage, d’un thème, d’une idée.
Et ça marche : dès les premières minutes, le mélange se révèle fluide, léger, aérien, le film parvient à se libérer de son modèle tout en donnant l’assurance qu’il ne le trahira pas. Finesse de Spielberg, qui cherche moins à mettre en scène Tintin qu’une idée de Tintin, construit son film non pas sur, mais autour du célèbre héros : voir le beau générique où s’agite un Tintin réduit au plus ténu des concepts, houppette en ombre chinoise. Voir également la première scène, dans laquelle le jeune reporter se fait tirer le portrait par Hergé, et tient le croquis à côté de son visage en demandant à Milou s’il est ressemblant. Ce que Spielberg nous propose, à travers cette extraordinaire entrée en matière, c’est tout simplement de faire un effort d’imagination. Le même effort que les enfants perdus de Hook demandent à Peter Banning, pour qu’il puisse partager avec eux un festin qui n’existe pas.
Hergé sur grand écran, c’est l’énigme insoluble. Spielberg, avec le plus touchant des entêtements, se lance quand même à la manière d’un détective rivé à son obsession. C’est d’ailleurs en polar que le film commence : il en adopte le ton et le style, les contrastes de lumière, les cadrages désaxés. Ayant, avec Indiana Jones, filmé Tintin avant même d’en avoir lu les aventures, Spielberg mène une enquête sur lui-même autant qu’il fait l’archéologie du mythe, filme la reconstitution d’un puzzle infini. Les Aventures de Tintin (qui réunit trois albums : Le Secret de la Licorne, donc, mais aussi Le Trésor de Rackham Le Rouge et Le Crabe aux pinces d’or) se joue sur le mode de l’inquiétante familiarité, du temps mythique faisant retour. Ce temps est à la fois celui de l’œuvre originale et de ses symboles forts (reconstituer le duo Tintin / Haddock, redécouvrir un Moulinsard envahi par le lierre et la poussière) et celui des pirates, des hautes voilures et combats d’épées, Rackham Le Rouge contre le chevalier de Hadoque, épopée renfermant le fameux secret de la Licorne et dont le capitaine, aidé de Tintin, tentera de se souvenir.
Un film de pirates exhumé d’une mémoire d’adulte, Rackham Le Rouge, Rackham Le Hook, c’est à Hook à Pan et à Crochet que l’on pense le plus devant Les Aventures de Tintin. Et plus on y pense, moins Tintin, dans sa démarche, soutient la comparaison. En dépit de la mobilité folle de la mise en scène, de course-poursuites animales dignes de Chuck Jones, de la partition brillante de John Williams (inoxydable), on sent partout le manque d’enfance, d’espièglerie et de naïveté – dont faisait justement preuve Indiana Jones, plus proche du Tintin d’Hergé que ne l’est le Tintin de Spielberg. Les quelques gags salaces, les scènes d’action calibrées blockbuster (absurde combat de grues entre Sakharine et Haddock, véritables robots Terminator), sentent cruellement la routine, le pilotage automatique, l’assurance de gagner la sympathie des spectateurs de Transformers, triste saga dont Spielberg fut le producteur.
Un faucon s’envole, vers la fin du film, avec dans ses serres et dans son bec trois parchemins que Tintin, en s’agrippant à ses pattes et le retenant au sol, parvient vite à récupérer. Dans Le Pôle express de Zemeckis, de la même façon un aigle s’empare d’un billet de train, et s’élance au-dessus des cimes enneigées. On le suit dans les airs, s’extirpant du récit, délaissant les personnages, s’abstrayant du film, se laissant glisser sur la tangente la plus belle jamais tracée par les cinéastes de cette génération. On aurait rêvé, pour Tintin, d’un tel souffle de liberté.