C’est ce qu’on appelle réussir son entrée dans le monde des lettres. A 39 ans, Paolo Bacigalupi livre avec La Fille automate un premier roman qui a déjà raflé les principaux prix SF outre-Atlantique (Hugo, Nebula, Locus) et a l’étoffe d’un futur classique. Bangkok, XXIIe siècle : alors que le pétrole a disparu et que les autres hydrocarbures (charbon, méthane) sont rationnés, une société étrangère fabrique des piles capables de stocker les joules produits par l’effort humain. Une activité de façade qui en cache une autre : la recherche d’un laboratoire thaïlandais secret, dont les dernières créations fruitières résistent aux épidémies. Une qualité normalement réservée aux produits des « sociétés caloriques » transnationales, qui vendent leurs graines brevetées aux pays souverains et les maintiennent ainsi dans la dépendance (les semences sont stériles). Sur cette guerre commerciale latente vient se greffer un conflit intérieur au Royaume Thaïlandais, entre le ministère du Commerce, qui cherche à attirer les investissements étrangers, et le ministère de l’Environnement, qui prône le protectionnisme et se pose en gardien des valeurs traditionnelles.
Dans ce joyeux chaos économique, écologique et culturel, cinq personnages se croisent : Anderson, qui veut acheter les semences résistantes du Royaume pour le compte d’une firme agro-alimentaire yankee ; Hock Seng, un réfugié chinois qui a échappé aux massacres religieux en Malaisie et tente de refonder une famille à Bangkok ; Jaidee et Kanya, des « chemises blanches » (bras armé du ministère de l’Environnement), dont le premier est un traditionaliste convaincu et la seconde une agent double (voire triple) ; et Emiko, la « fille automate » du titre, un être artificiel made in japan à vocation servile, dont les capacités surhumaines sont (provisoirement) contrôlées par un conditionnement strict…
La problématique de cette fille automate s’avère passionnante : dépourvue d’âme pour les thaïlandais (bouddhistes), elle sera logiquement privée de réincarnation, et personne ne se réincarnera en automate : ces derniers ne sont rien d’autre, après tout, que des machines, des « tic-tac » comme on les surnomme péjorativement, esclaves à l’apparence humaine que l’on peut chasser, battre, humilier sans mettre à mal son karma. Afin de ne pas reproduire l’erreur commise avec les « Cheshire », une race de chat transgénique qui a fini par faire disparaître toutes les autres, on a pensé à stériliser les automates. Mais ces humains qui ne vieillissent pas et ne tombent jamais malade, à l’heure des grandes épidémies, ne représentent-ils pas l’avenir de l’espèce ? Doivent-ils continuer à servir des êtres manifestement plus faibles, plus lents, moins résistants ?
Cette réflexion sur la post-humanité n’est pas le moindre atout de La Fille automate… Si le premier tiers du livre sert de temps d’acclimatation, la lecture s’accélère ensuite pour devenir haletante, le coté « thriller politique » s’avérant particulièrement maitrisé. L’ensemble rappelle parfois l’excellent Fleuve des dieux de Ian McDonald, qui proposait déjà une immersion profonde dans l’Asie du futur. Néologismes, langage technique, surcharge des signes, La Fille automate rappelle les plus belles heures du cyberpunk et de son rejeton, le « biopunk », tel qu’on le trouve chez Paul J. McAuley (Féérie). Six cent pages qui auraient pu en compter une centaine de moins avec un peu de travail éditorial à la source, mais qui se lisent sans effort ; le dernier tiers, passionnant, est un modèle de SF à suspense. On peut dire, selon l’expression consacrée, qu’un auteur est né. Reste à retenir son nom.