Avec son ambiance ouatée, ses peaux de satin et ses dentelles extra-fines, L’Apollonide semble d’abord un rêve de textures, une récréation d’érotisme chic dans le parcours de Bertrand Bonello. Le cinéaste filme un intérieur de maison close à la suture du XIXe et du XXe siècle, produit un tableau de spleen et de langueur traversé de filles éternellement prises dans les décors, captives des corsets, des nœuds rosettes et des alcôves parfumées. Modelé des poitrines, carnation des épidermes, les filles aussi paraissent d’abord textiles, poupées tantôt molles et disloquées, tantôt raides et tendues au millimètre. Toutes espèrent sortir un jour, mais en attendant elles s’offrent aux hommes, vivent leur pure présence d’objets de désir. Les précédents personnages des films de Bonello cherchaient à capturer leurs fantasmes, du moins tentaient de leur ménager un espace (Jean-Pierre Léaud dans Le Pornographe, Laurent Lucas dans Tiresia, Asia Argento dans Cindy, the doll is mine, Mathieu Amalric dans De la guerre). Cette fois le cinéaste traverse le miroir et s’intéresse au fantasme en tant que tel, sans mettre en scène le moindre regard médiateur.
A cet égard, le film pourrait donner le sentiment d’être un bel objet un peu vain (ce qu’il est peut-être un peu aussi, en partie), s’il ne mettait en abyme cette beauté vaine à travers celle présumée des prostituées, pour lui opposer de puissantes contradictions. Sans cesser d’être présentées comme objets de désir (mouvements d’appareil langoureux, scénographie érotique, cadrages d’esthète), les filles luttent pour exister, elles ont leurs désirs propres, elles font des rêves. Dans ces tableaux érotiques, les prostituées prennent lentement conscience de leur condition de captives, de condamnées soumises à la jouissance des hommes. Au coeur du cliché, au milieu de cette vision d’homme, elles s’offrent le luxe d’être mélancoliques – même si finalement l’homme les possédera toujours : Madeleine, prostituée défigurée, verse des larmes blanches, pleure du sperme. Parce qu’elles sont impossibles, effarantes, ces larmes qui ne peuvent susciter celles du spectateur (comme pouvait le faire la prostituée de Vivre sa vie, qui versait de vraies larmes devant ceux de la Jeanne de Dreyer) disent brillamment la tristesse de ne pouvoir attendrir et de ne pouvoir s’affranchir d’une image.
Le film est virtuose dans sa façon de se laisser désorganiser au hasard d’un rêve, d’un souvenir, d’une prémonition, autant de signes rappelant que l’objet de fantasme parvient à se manifester comme sujet pensant. Les choix musicaux, capricieusement anachroniques, semblent suscités par la seule humeur de ses héroïnes, qui dansent sur les Moody Blues et séduisent sur du Mozart. La maison close est une voûte crânienne où s’entremêlent, sans qu’il soit toujours possible de les distinguer, les images de la réalité perçue et les images mentales. Mais toujours, l’horreur guette. La prostituée Madeleine rêve qu’un client lui offre une émeraude, possible demande en mariage. Un peu plus tard, alors qu’un assoupissement lascif s’empare de la maison, le film se tranche et saigne en un violent raccord cut : un hurlement, une mare de sang, la prostituée rêveuse s’est fait couper les joues par l’homme qui, dans ses rêves, lui offrait la gemme. Madeleine, dont le visage échancré d’un hideux sourire évoque aussi bien le Gwynplaine de Victor Hugo, que le Joker de Tim Burton ou encore les défigurations de Cindy Sherman, incarne cette horreur qui menace toujours de faire retour.
Le sous-titre de L’Apollonide, « Souvenirs de la maison close », semble faire écho à Souvenirs de la maison jaune de João César Monteiro, dont l’oeuvre était déjà citée dans Le Pornographe. Comme beaucoup de films du cinéaste portugais, Souvenirs de la maison jaune raconte (entre autres) la façon dont un vieil érotomane utilise la distance avec les femmes que lui impose un corps malade (la « maison jaune ») pour se livrer aux fantasmes les plus baroques. Les filles de L’Apollonide, dont les clients moquent la petitesse de crâne et la stupidité qui en résulterait, ont pour geôle un corps, ont pour prison des seins, des hanches et des cuisses, restent coupées de l’existence, séquestrées dans une vision d’auteur : le film doit aussi sa réussite à la position trouble d’un cinéaste souffrant de trouver beau ce qu’il filme. L’Apollonide fantasme jusqu’à la mort, s’autodétruit dans l’impossibilité de mettre un terme à ces imageries aussi vaines que sublimes. La maison close va bientôt fermer, une fille attrape la syphilis, une autre s’en va, des ridules se signalent sur les fronts : bientôt tout s’effondrera. Les filles rêvées pleurent, pensent, ressentent tout, naissent au point de devenir mortelles – mais pas de devenir libres.