Ainsi qu’on peut le vérifier chaque jeudi dans Libération, Philippe Lançon est devenu au fil des années la plus brillante plume de nos suppléments littéraires. Pourquoi cette introduction ? Pour le plaisir de se fâcher d’emblée avec la totalité d’une profession ? Pas seulement. Il se trouve que le récent lauréat du Prix Hennessy* s’était précédemment efforcé d’échapper aux recensions trop mal ou trop bien intentionnés en publiant sous pseudonyme (Gabriel Lindero) Je ne sais pas écrire et je suis un innocent aux éditions Calmann-Lévy. D’où l’impression aussi troublante que têtue qu’il signe ici son véritable premier roman. La preuve : sous prétexte de parler des autres, et plus particulièrement d’une amie frappée de démence pendant un voyage à La Havane, il y parle surtout de lui-même car, écrit-il, « la folie des autres est un égotisme : elle me renvoie au passé, à l’incompréhension, à l’imagination de moi-même ».
A la sortie de route mentale de l’avocate hongkongaise répondent les échappées du texte, tout en détours, retours et digressions, ce qui nous vaut chemin faisant et défaisant quelques fulgurances sur la solitude de l’écrivain au moment de l’interview (il s’agit de Jean Echenoz) : « Vivre dans les phrases n’était pas drôle, vivre en dehors l’était encore moins, en parler avec qui les avait lues ne l’était plus du tout » ou le tourisme de masse : « Sur cette banquise tropicale à la neutralité chic, chaque groupe semble redonner quelque puissance au défunt concept de race. Ils boivent des cocktails dans de grandes piscines qui se développent en pétales. Jamais elles ne fanent. Il arrive que leurs enfants se noient. Ils les repêchent en pleurant, les enterrent près des palmiers, et puis ils vont à une fête à thème pour leur rendre hommage. Ils les font revivre en se prenant pour eux ». Les îles du titre ne désignent pas seulement Cuba et Hong-Kong, dont le lecteur éprouve presque physiquement la moiteur ou la lumière sans que jamais le récit ne sacrifie au moindre effet d’exotisme. Leur isolement vaut symbole d’une planète dont les habitants, au rebours des fables de la mondialisation, ne cessent de s’éloigner – des autres comme d’eux-mêmes.
Et si, désormais, le regard de l’écrivain parvenait seul à maintenir la cohérence du monde, à dégager la forme d’une existence, la sienne aussi bien que celle des autres, à jeter des ponts éphémères entre les lieux, entre les êtres ? Mais l’auteur est trop lucide pour ignorer qu’une fois la dernière page tournée, chaque homme retourne dans sa nuit ou sur son île, à commencer par le romancier lui-même, et que prétendre triompher du chaos intime ou collectif par la littérature relève de la fiction : « On ne comprenait rien, jamais. Ni aux autres, ni au monde, ni à soi-même. On se contentait de parler. On parlait pour comprendre ce qu’on disait. » Bonheurs d’écriture (« Depuis mon divorce, toute cérémonie familiale me donnait l’impression de marcher avec une jambe de moins »), relation au scalpel d’une crise de paranoïa, déclarations d’amour ou de désamour à différents auteurs (Dickens, Melville, Kafka, Hemingway, Fromentin, Cesar Vallejo…), portraits croisés de Cuba et de Hong-Kong (« Deux territoires où toute philosophie s’exposait soit par l’immobilité, soit par le mouvement, jamais directement par les mots »), Philippe Lançon donne avec Les Iles l’un des romans les plus ambitieux de cette rentrée, cent coudées au-dessus des opuscules rabougris qui encombrent trop souvent les étals littéraires. Pourquoi cette conclusion ? Pour le plaisir de se fâcher avec une autre profession ? Pas seulement.
* Le prix Hennessy du journalisme littéraire récompense chaque année un critique spécialisé. En 2011, Philippe Lançon a été désigné à l’unanimité pour « l’extraordinaire qualité de ses articles ».