Brad Pitt, Jonah Hill, Sorkin, le base-ball : l’équation ne coule pas de source, et c’est bien ce qui rend ce Stratège a priori intrigant, malgré un cahier des charges laborieux – adapter les exploits de Billy Beane, manager têtu qui réhabilita une équipe désargentée en misant tout sur les statistiques. Pour augmenter le sex-appeal d’un récit aussi technique, fatalement opaque pour le profane – surtout pour l’Européen, peu stimulé par des histoires de première base et d’arrêt-cour – le choix d’Aaron Sorkin au scénario s’avère judicieux : habitué à changer les travers rébarbatifs du réel en narrations implacables (A la Maison blanche, The Social Network) l’auteur se fait aussi bon tacticien que son héros, pariant gros sur le dialogue, suivi en cela par son collaborateur Steven Zaillian. Pas de course au mouvement, ni d’ode vitaminée au base-ball, mais des silences chargés, de la punchline raffinée, des joutes verbales froides : tout repose sur la tension circulant d’un bout de table à un autre, celle-là même qui irriguait déjà les conversations dans The Social Network. Derrière la caméra, Bennett Miller restitue ce réalisme du verbe en donnant dans une facture très less is more, avec une confiance absolue dans ses acteurs.
Reste à voir si une telle stratégie paie sur la longueur. Et il faut bien reconnaître que cette foi aveugle dans le pouvoir de la parole est en même temps l’atout et la limite du film. D’un côté, l’apathie de certaines séquences délibérément mollasses (mollasson, c’est d’ailleurs aussi le registre sur lequel joue Jonah Hill, avec brio) donne sa force à la mise en scène, inscrivant le projet dans la tradition du film de sport parcimonieux et doucement déprimé (Cockfighter, Fat City) en exacerbant son ascèse : on y recherche moins la victoire par goût de la vitesse que pour tromper un quotidien flagada, un blues du petit peuple, une lose du dimanche après-midi étendue à l’infini. Sous cet angle, les enjeux du coach se comprennent mieux : ses manœuvres ne sont pas motivées par quelque idée lointaine de la gloire, mais cherchent à transcender un climat appesanti, avec la conviction qu’un ailleurs est atteignable. Hélas, les discussions s’éternisent, se succèdent, se ressemblent. L’intrigue, parasitée par un jargon enchevêtré, est obligée d’en passer par des détours convenus (la relation de Brad Pitt avec sa fille, petit personnage à moitié effacé) pour consolider l’impact des événements. A l’évidence, donc, une épuration a été négligée.
Entre deux passages à vide se distingue tout de même le poumon du récit, à savoir l’alliance improbable entre Beane et son associé. Autrement dit, entre un cowboy pugnace et un gratte-papier falot, lequel se change vite en éminence grise experte en manipulations sportives. Fusionnels et magnifiques, Pitt et Hill trouvent là l’occasion de modeler un corps à deux têtes, un super-individu doté d’une grande gueule et d’un cerveau placide. Grâce à ce duo contrasté, et aux quelques transports que s’accorde la réalisation (lorsque le temps s’arrête dans une coupure son impromptue en plein match, ou bien s’accélère dès que la rage de vaincre ressurgit), Le Stratège émerge de ses calculs inextricables pour raconter une épopée – modeste, mélancolique, souffreteuse, mais épopée tout de même.