Un immigré roumain originaire de Timisoara découvre au fond d’un hangar à l’abandon sur le terrain vague d’une commune de la grande couronne parisienne (à un kilomètre au nord de Vaudricourt-lès-Essarts, pour ceux à qui ça cause), le cadavre d’un homme empalé sur un pieu de bois. De mémoire de roumain, quelque chose de bien. Un empalement digne de ce nom, c’est rare. Le supplice a été exécuté dans les règles de l’art. « L’extrémité a été taillée à dessein, limée bien arrondie, et de surcroît enrobée d’un capuchon de caoutchouc ! Des préservatifs ! ». La Loi de la gravité a fait le reste. Entre alors en scène un improbable duo d’enquêteurs, le substitut Valjean – un tel patronyme, ça vous façonne un destin plus surement que le certificat d’études – et Pluvinage, médecin légiste, également poète féru d’expressionnisme allemand à ses heures perdues (« Es wird nirgends so viel geschrien, Es wird nirgends Schmerzen und Leid, So ganz und gar nicht wie hier beachtet, Weil hier eben immer was schreit… »).
Autant dire qu’avec ces deux là, l’enquête ne risque pas d’avancer plus vite que la musique, pour finalement s’arrêter net, 180 pages plus tard, sur cette dernière phrase sibylline et rusée en forme de pied de nez au lecteur : « Un long travail commençait. Aussi routinier qu’incertain ». Drôle de fin. Et pour cause : Vampires est un polar à l’humour noir posthume laissé brutalement inachevé par la mort de son auteur survenue en août 2009. Thierry Jonquet avait alors 55 ans. Ce maître du roman noir laisse derrière lui de nombreux polars sociaux : Mygale, Moloch, Mon vieux, Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte… dont ce Vampires qui bien qu’inachevé vaut pourtant sacrément le détour. Oubliez le titre, qui colle finalement assez mal au contenu. La famille Radescu a beau être composée d’authentiques Vurdalaques, c’est pas franchement le genre bit-lit à Lugosi. L’intérêt est ailleurs. Les temps sont durs pour les vampires, qui vivent blottis au fond de la cinquième cour du numéro dix de la rue de Belleville, obligés de travailler pour survivre (gérant d’une cave de concerts « gothiques » par exemple), ils doivent payer des impôts comme tout le monde. C’est pas tous les jours facile-facile dans ce pays, même en se levant tôt (ou en se couchant tard, c’est selon) pour gagner plus…
Macabre à souhait, la farce sociopolitique est d’une réjouissante liberté. Ancien trotskiste (comme quoi, faut pas médire, il en faut aussi), l’auteur n’avait pas perdu de sa verve caustique, ni de ses opinions politiques, mais sans vous assommer non plus de leçons de morale à tout bout de champs et se la jouer redresseur de bonnes consciences, ce qui révèle une élégance intellectuelle des plus rares de nos jours. Vraiment. Et par-dessus tout, quel plaisir d’écriture ! Comme dans ce pétillant dialogue issu d’une improbable conversation entre Monsieur le substitut du Procureur et un djeun plus vraie que nature :
– « Qu’est ce que vous pouvez me dire à propos de Sophie ? lui demanda Valjean.
– Bah, j’la bourrais bien à fond, qouâ, et elle aimait ça, quoâ ! c’était ma feumeu…
– Pardon ? demanda Valjean.
– Bah ouais, d’où qu’tu sors, toi ? C’est du verlan ! Feumeu, c’est le verlan de meuf ! pas compliqué, quand même ! ah lui, il est nul !
– Ah, pardonnez mon étourderie, s’excusa le Substitut, vous m’expliquez à l’aide d’un jargon pittoresque et imagé que Sophie Ravenel était en quelque sorte votre femme ? ».
Le roman dézingue à tout va : les autorités, la gauche prolétarienne, les goths, les zyvas de banlieue… la charge est jubilatoire, l’ironie subtile et mordante, aiguisez vos incisives, on s’amuse, on en redemande, hélas c’est déjà fini. Frustrant oui, mais certainement pas déçu, car ces 180 pages à lire d’une traite n’ont rien d’un fond de tiroir et se suffisent parfaitement à elles-mêmes.