Pour expliquer notre déception face à ce barnum rutilant mais sans âme qu’est Transformers 3, la face cachée de la lune, il nous faut revenir sur le cas Michael Bay. Comprendre que derrière son univers d’adolescent découvrant son premier porno se joue depuis ses débuts le futur d’un certain cinéma hollywoodien. Steven Spielberg l’avait compris dès 1998, lorsqu’il avait adoubé le nouveau wonderboy devant les caméras et avec ces quelques mots : « C’est le meilleur oeil d’Hollywood » (sic). Michael Bay est alors au sommet de son art. Il vient d’enchaîner The Rock et Armageddon, deux objets d’une candeur touchante parce qu’irréfléchie, animés d’une même foi aveugle en la toute-puissance du spectacle pyrotechnique. Sans autre filtre que celui de sa caméra, Michael Bay y filmait tout comme un sale gosse ouvrant un grand coffre à jouet : avec l’excitation infantile de la découverte et l’énergie de la première fois. Le problème c’est qu’elles ne durent par définition qu’un temps…
Film après film, ce « primitivisme » du cinéaste va se doubler d’un revers de plus en plus pervers : « pas d’images justes » chez Michael Bay, « juste des images ». La littéralité de son cinéma s’éclaire à la lumière de cette citation de Jean-Luc Godard : au fond, sa relation infantile, directe, aux images confine à leur destruction pure et simple, comme s’il les usait à force de les fétichiser, comme s’il les dévitalisait à force de les filmer. C’est là sa beauté, c’est là sa limite. Chez Bay, on ne trouve plus que des images : plus d’affects, aucune pulsion, juste leur représentation fantasmée (on y reviendra). Un symptôme qui est aussi celui de tout un pan du cinéma de genre contemporain, que la vitesse, l’hypermontage et les mutations visuelles en tout genre forment et déforment à tout va. Mais le cas Bay est plus complexe. Maître de ce petit jeu jusqu’à Bad boys 2 (l’un des points de non retour de l’actioner contemporain), c’est à se demander s’il n’est pas en train de devenir son fossoyeur avec la saga Transformers : réputé pour tout faire exploser à l’écran, c’est en réalité derrière que le cinéaste est en train de tout casser.
Tout se passe en fait comme si le chantier de démolition fomenté par Michael Bay s’enfonçait dans la déliquescence. Après la pulvérisation du champ (les effets de particules du premier Transformers), après la casse de la narration (la structure chaotique d’un deuxième opus sous-estimé), voilà qu’il sort le rouleau compresseur et attaque le terrassement du film lui-même. Les pourfendeurs de la première heure vous diront que rien n’a changé, que Transformers 3 nous sert le même programme décérébré et vulgos que ses prédécesseurs. Rien n’est plus vrai, rien n’est plus faux. Ce n’est pas l’ADN de Bay qui est en cause ici, sa vulgarité revendiquée, sa structure foutraque ou ses blagues foireuses, mais bien l’étiolement de toutes notions de pulsation, d’émotion ou de dramaturgie. Il est toujours question ici de spectacle total, d’hypertrophie généralisée (le dernier tiers proprement gargantuesque), mais à un point tel que plus rien d’autre n’a d’importance : ni les personnages, ni le film, ni même le spectacle. Transformers 3 ne semble devoir son existence qu’à ses bandes-annonces hallucinantes, comme s’il avait été filmé d’abord pour les nourrir. Exemplaire : la scène d’exécution de Bumblebee sous les yeux du héros. Pic émotionnel de la saga, la séquence s’organise sur trois niveaux : 1. le regard de Sam, 2. le regard de Bumblebee, 3. le vaisseau en surplomb. A priori immanquable (montage alterné, champ-contre-champ, suspens, larmes qui coulent), le résultat se verra ruiné par un découpage aberrant et un rythme erratique où l’on peine à reconnaître le Michael Bay lacrymal d’Armageddon ou même son double maléfique de Bad boys 2. Et tout le film est ainsi, appliqué à flinguer la beauté primitive des codes du genre (le retour des héros bannis, le finale héroïque, la transcendance du héros…), aveuglé par sa frénésie à produire de l’image, encore de l’image, juste de l’image. Surtout, le film ne génère rien en retour, ni vertige visuel (les limitations techniques de la 3D ont obligé le cinéaste à calmer son esthétique du chaos) ni sous-texte théorique (introduit dans le second opus, les noces du corps et de la machine ne dépasse ici jamais le stade du gimmick). Au fond, Transformers 3 est frappé du même symptôme que les mauvais pornos de luxe : un aplanissement généralisé des enjeux, des corps et des pulsions, une litanie de fantasmes qui aurait oublié de donner envie.
D’où cette hypothèse qu’on a eu le temps d’échafauder en 160 longues minutes de séance : comme le cours de ces pornos friqués, l’indice Michael Bay serait-il indexé sur celui de ses actrices ? On a souvent dit combien les archétypes féminins du cinéaste s’inspiraient du X sans voir l’essentiel : chez Bay, la teneur des rôles féminins et le regard porté sur elles semblent intrinsèquement liés au résultat final. The Rock ? Vanessa Marcil en future mère regarde son héros de mari transcender sa condition (série B épique). Armageddon ? Liv Tyler, petite fille à l’œil trempé, assiste en direct au sacrifice sidéral d’un père absent (blockbuster bouleversant). Bad boys 2 ? Pas de vrais rôles féminins, juste une overdose de fantasmes pornographes (actioner déraisonnable). The Island ? Scarlett Johansson en bombe ingénue imite l’action-girl comme elle peut (mauvais pot-pourri de SF). Transformers ? Megan Fox y a débuté en girl next door de suburbs (très belle intro spielbergienne), avant de se muer en monstre fantasmatique et inaccessible (deuxième épisode exubérant et épuisant). Virée de l’épisode de clôture, Megan a finalement laissé place à la spectaculaire Rosie Huntington-Whiteley, mannequin Victoria’s Secret et premier effet spécial du film. Un corps de rêve vaguement désincarné qui va remplir son rôle de symptôme à la seconde où il apparaîtra : derrière la face cachée de sa lune se cache cette fois un grand vide.