Qu’est-ce que ça vaut, un roman de SF qui paraît avec vingt ans de retard ? Un livre dont nous avons oublié le contexte de parution ? Peut-il encore se faire une place au panthéon des classiques, quand on a ignoré son existence aussi longtemps ? Destination ténèbres, ou The Dark beyond the stars (c’est plus joli en v.o.) est paru en 1991 outre-Atlantique, et a immédiatement été perçu comme représentatif d’un certain moment de la science-fiction : celui, pour tracer l’histoire à très gros traits, du retour du space opera et de la SF « dure », après une petite décennie de cyberpunk, et une bonne trentaine d’années de « formalisme » (Ballard, Aldiss, Vonnegut, Dick). Un retour en grâce de la SF des origines symbolisé, chez nous, par deux œuvres cultes, Hypérion de Dan Simmons (1989) et la « Trilogie martienne » de Kim Stanley Robinson (commencée en 1991). Auxquelles il aurait donc fallu ajouter, en sus de quelques autres, Destination ténèbres, de Frank M. Robinson, si les aléas de l’édition ne venaient pas perturber en permanence l’histoire des lettres.
Ce second Robinson, donc, n’était pas un débutant lorsqu’est paru The Dark beyond the stars ; son roman Glass inferno (1974) avait même été digéré par Hollywood, qui en avait tiré, la même année, le film-catastrophe le plus célèbre de son temps, La Tour infernale. Cette partie de son oeuvre nous est, il faut bien l’avouer, complètement inconnue. Parlons donc de Destination ténèbres pour ce qu’il est, en essayant d’oublier ce qu’il aurait pu être. Et ce qu’il est, c’est une sorte de space-thriller redoutablement efficace. A bord de l’Astron, vaisseau usé par mille ans d’exploration de l’univers, des dizaines de générations d’humains se sont succédées, mobilisées par une même tache : trouver des signes de vie dans les planètes potentiellement habitables, système stellaire après système stellaire, galaxie après galaxie.
L’option narrative choisie par Robinson est classique : un astronaute se réveille amnésique d’un accident d’exploration. Il lui faut redécouvrir le vaisseau, son rôle, ses habitants, sa hiérarchie… et ses conflits latents. Car une partie de l’équipage est découragée : l’univers semble mort, les conditions d’émergence de la vie impossibles à réunir, et la quête de plus en plus vaine. Peut-être est-il temps de se faire une raison et de rentrer au bercail, contre l’avis du Capitaine lui-même, vieux de mille ans, et obsédé par sa quête de vie comme Achab par Moby Dick. A mesure que le narrateur retrouve sa mémoire, le roman tourne au polar, avec ses découvertes inattendues, ses renversements, et sa paranoïa généralisée. Impossible d’en dire plus sans gâcher la pure joie divertissante de ce page-turner diabolique qui se lit en quelques heures.
Ajoutons simplement qu’il pose une question classique en science-fiction : si la vie n’a rien d’une création divine ex-nihilo, mais résulte de la conjonction de circonstances a priori reproductibles, et que l’univers est composé de centaines de milliards de galaxies, n’est-on pas en droit de supposer que, statistiquement, ces conditions ont nécessairement été réunies ailleurs, et que nous ne sommes pas seuls ? Et pourtant, n’a-t-il pas fallu un nombre incroyable d’heureux hasards pour que des cellules stables émergent de la soupe primitive, pour donner naissance à une espèce intelligente et technique ? Et sur la ridicule portion de temps que nous occupons à l’échelle de l’univers, comment croire que nous puissions être contemporains d’une forme de vie comme la nôtre ? Autant de questions vertigineuses qui forment l’arrière-plan philosophique du roman, et lui donnent ce supplément d’âme qui rendent un livre important. Peut-être pas autant qu’Hypérion ou Mars la rouge, mais important quand même.