Le film commence à table, le nez dans les assiettes où la main de Cavalier dispose, maniaque, le butin ramené d’une épicerie fine – au menu, miam : truffes et ventrêche de thon. C’est dire que ce film « ovni » (annoncé tel au moment de sa sélection cannoise) commence en fait à une échelle qui n’a rien pour surprendre les habitués du cinéma de Cavalier, et sous le signe tout aussi connu d’un goût obsessionnel et minutieux pour les protocoles. Car tout, évidemment, est dans le protocole – moins dans l’assiette que dans le rituel qui, à partir d’elle, autour d’elle, s’organise. Soit, ici, avec le repas qui se prépare, la rencontre entre deux hommes (deux voix d’abord, un aller-retour de chuchotements au-dessus de l’assiette), un cinéaste et un comédien, Alain Cavalier et Vincent Lindon. C’est que l’assiette chez Cavalier est un cadre, tout comme l’est, plus explicitement, la fenêtre, là encore abondamment filmée. Et que ce cadre est chaque fois celui d’un rapport : rapport de couple noué autour d’un bol de café dans le bien nommé La Rencontre, rapport perdu entre Cavalier et le monde à travers la fenêtre de Ce répondeur ne prend pas de message (la fenêtre, alors, finissait remplie de noir, niée par l’encre épais de la dépression). C’est à ce rapport, à cette rencontre toujours rejouée qu’on mesure l’écart entre les films de Cavalier et la palanquée de documentaires à bibelots qui, croyant filmer dans ses traces, ne trouvent au fond de leurs assiettes que le reflet sans goût de leurs auteurs.
Ici, dans le cadre découpé par la fenêtre, c’est Lindon que Cavalier regarde. « Il me plaît, il est chaleureux, un peu impulsif, mais je le freinerai. Il est robuste, il est terriblement sympathique. On l’aimera ». Qui parle, et de qui ? Le cinéaste Cavalier parle de l’acteur Lindon, avec qui il a décidé de faire un film. Mais encore : Cavalier parle de Lindon, de l’ami nouveau qu’il s’est choisi. Mais aussi, mais surtout : le président de la République regarde son premier ministre. C’est l’idée un peu aberrante qui a valu au film sa précoce réputation de bizarrerie : dans son salon (et dans celui de Lindon puisque le film passe de l’un à l’autre), Cavalier a décidé ce coup-ci de faire un film politique. Ou plutôt : un film sur la politique, un film sur l’exercice de pouvoir, sur la politique au travail. Le vrai protocole du film est celui-ci, et il est effectivement délirant : Cavalier joue au/le président de la république, et Lindon son chef de gouvernement. C’est surtout d’une audace remarquable (et en même temps d’une drôlerie constante), puisque c’est postuler au fond qu’il est permis de trouver, dans ce jeu de rôle enfantin auquel Cavalier et Lindon se livrent ensemble, une vérité au moins égale à celle de n’importe quelle image documentaire sur l’intimité réelle du pouvoir.
Et Pater est bien, de ce point de vue, un film admirable sur l’exercice quotidien du pouvoir. D’abord parce que le film a cette intuition géniale qu’il suffit de filmer n’importe quel dialogue comme une conversation secrète (messes basses et chuchotements circulant en rond dans l’appartement de Cavalier, qui est un cénacle comme un autre) pour donner à imaginer l’intimité d’une décision politique. Mais surtout parce qu’à travers ce jeu de rôle Cavalier s’en tient à cette idée toute bête et formidable : le pouvoir, c’est un costume qu’on enfile, c’est la conviction qu’on met dans un noeud de cravate (Lindon, le plus sérieusement du monde : « Si je mets un costume et une cravate, qu’est-ce qui m’empêche d’être premier ministre ? »), comme on jubile, enfant, d’enfiler un costume de cowboy (là encore, c’est Lindon qui parle, épinglant à son revers, les yeux pleins d’émotion, une décoration prêtée par Cavalier). A partir de cette idée-là, cravates qu’on noue, costumes qu’on enfile et qui font s’interroger devant la glace, Cavalier déploie la question du pouvoir sur tout le spectre offert par son dispositif : pouvoir d’un cinéaste sur son acteur, d’un président sur ses subalternes, ou encore, plus simplement, d’un homme sur son ami plus jeune en qui il a décidé de voir un fils d’élection. Parce que de l’une à l’autre de ces configurations, c’est bien l’autorité d’un père qui, telle qu’annoncée par le titre, transite. Une séquence le résume : devant sa glace, nouant sa cravate, Cavalier reconnaît son propre père, qui fut haut fonctionnaire et se révèle le coeur secret et bouleversant du film. Menu copieux et magistral que celui dressé, entre truffes et ventrêche, dans l’assiette d’Alain Cavalier.