Face à la demi-finale Federer / Djokovic de Roland Garros 2011, le jeu vidéo a été de nouveau mis en échec. Incapable de se hisser à la hauteur d’une réalité l’observant d’un oeil snob et amusé, presque taquin, l’air de dire que nos enfantillages resteront pour toujours dans l’ombre d’un monde plus fort parce que réel. Pourtant cette supériorité du réel que chacun a vécu devant un match inoubliable n’est pas évidente. Et rien ne dit a priori que le jeu vidéo ne soit pas l’égal de ce que nous voyons, spectateurs, dans le poste. Puisque le match commence désormais dans l’oeil des caméras et à la surface de l’écran, qu’est-ce qui distingue le Federer de Virtua tennis du réel ? Il faudrait réviser l’ontologie bazinienne, et dire que depuis Méliès, l’image n’a eu d’autre destin qu’être le dessein animé de la réalité. Bazin s’est trompé, il a fait passé les vessies de l’esthétique pour une lanterne métaphysique. L’essentiel est sur l’écran, sa profonde superficialité.
Reprenons à zéro : dans Virtua tennis 4 – dernière update fatiguée d’une licence sportive mythique de par sa tonicité arcade – le Federer digitalisé dont le joueur dispose ou qu’il croise lors d’un championnat ne s’oppose pas au tennisman helvétique tel qu’il est et apparait partout. Celui que nous avons vu enchainer les victoires existe d’abord par et dans notre regard. Il est l’acteur d’un théâtre sportif dont nous sommes le public, celui qui valide l’existence de sa destinée spectaculaire, en premier lieu sur un écran de télévision. Sa fidèle reproduction dont dispose le joueur de Virtua tennis 4 (ou Top spin, au choix), s’inscrit dans la même logique : il n’y a pas de personnage, une figure que nous pourrions investir intégralement, mais une image de Federer, son idée, sa représentation, qui par le miracle interactif s’anime entre nos doigts. Pourtant celui-ci résiste, c’est nous qui jouons Federer. Il ne disparaît pas, le joueur ne peuple pas sa reproduction en vidant le tennisman de sa carcasse. Non seulement le souci de réalisme pousse le jeu à reproduire fidèlement les gestes de l’homme (que l’on épouse alors), mais il nous est aussi impossible de surpasser sa légende. Le Federer (ou Djokovic, Nadal, Murray etc.) de Virtua tennis n’est jouable que dans la mesure où il nous autorise à perpétuer son mythe sur un écran. A le faire exister deux fois ou mille fois, pour rejouer à l’infini ses matches d’anthologie et le rendre immortel.
Le joueur de Virtua tennis est le spectateur absolu et nouveau de Federer ou Djokovic, non son remplaçant. Par la grâce miraculeuse du jeu vidéo, il s’absout du temps, et rend son héros doublement éternel. Historiquement, rien ne sera écrit, sauf la légende officielle. Pour le joueur, l’illusion d’une partie gagnante où sa star devient le héros d’une uchronie, est le signal d’un infra-monde idéal où la réalité s’élargit devant un jeu comme espace des possibles. Il en va de même pour l’amateur de FIFA ou NBA2K, nous y sommes les spectateurs fabuleux de matchs télévisés enfin rendus jouables. Ce n’est pas que vers la réalité que nous regardons lorsque l’on joue à Virtua tennis, mais le souvenir de sa retransmission (montage, points de vue, ralentis et sponsors sont aussi là pour valider la simulation télévisuelle). Il s’agit ainsi toujours d’une revanche et d’une connexion de connexion, manière de ne jamais sortir de l’écran et le tenir pour réel ; de se dire qu’avec le jeu vidéo il n’y a jamais de virtuel mais que de l’actuel, un être là. Ce que le joueur fait exister par les moyens d’une simulation est tout ce qui compte. Il est entier avec l’image et l’idée de Federer. Cohérent avec son propre regard, lieu précieux et essentiel dont le spectateur / joueur ne sort jamais, puisque c’est ici que tout se noue et déploie.
Figure de pixels et écho, le Federer de Virtua tennis n’est pourtant pas notre créature de Frankenstein. Si nous sommes les éventuels nouveaux docteurs de Mary Shelley, scientifiques un peu geeks d’une ère électronique assumée, c’est par un truchement impossible et que nous ne voulons pas autrement. Tous les jeux de sport l’ont compris, aussi bien Virtua tennis 4 que Top spin ou FIFA, nous ne jouerons pas que Federer, mais un avatar conçu de toutes pièces qui viendra se confronter au maestro. Parce qu’il nous faut un objet sans qualités, fabriqué de nos mains, pour s’oublier purement dans le jeu ; devenir ce moi du jeu débarrassé intégralement de ce trop qui nous en écarterait encore un peu. On comprend alors pourquoi la demi-finale Roland Garros 2011 restera un moment impossible de Virtua tennis ou n’importe quel autre jeu. Nous ne pouvons pas jouer Federer, ni Djokovic ou Nadal. Leurs noms brillent, ils éblouissent, rendant inaccessible à notre moi cette possibilité de peupler intégralement le jeu. Quelque chose du réel résiste, dit sa suprématie. Ce dont le jeu dépend (ses figures de stars lui apportant une caution réaliste) et suppose accroitre ses possibilités est aussi ce qui le place en-deçà des choses qu’il substitue. Si le joueur est autorisé à jouer une image de Federer, cette image demeure toujours la plus forte (elle est nécessairement nommée). Nous pouvons faire basculer l’icône, faire diverger l’Histoire depuis le jeu en rejouant ses finales les plus titanesques contre Nadal. Nous pouvons même lui voler son trône avec nos avatars et croire en l’impossible. Mais jamais on pourra destituer son nom. Jamais l’Histoire ne pourra être complètement relue et corrigée : avec Virtua tennis, le joueur n’est qu’un moyen de faire exister à nouveau Federer, il est dans son ombre, mais une ombre d’où luit la lumière d’une éternité qui est clôturée par l’espace du jeu, autant dire notre espace personnel.
On comprend ainsi que l’ontologie bazinienne résiste encore un peu. Que derrière l’unique réalité de l’écran, sa surface parfaite et signifiante, le réel palpite, manifestant son règne, pour dire que si l’illusion est dans le jeu tout ce qui compte, celle-ci dépend de facteurs qui l’excède et la conditionne. Mais cette résistance est aussi trompeuse, elle doit non moins à la réalité qu’au mythe, la légende écrite et d’abord filmée, à jamais inscrite dans les archives du monde médiatique qui est désormais le nôtre. Plus encore, la force du direct et la grandeur de l’évènement placent la réalité dans un ordre de puissance supérieur. Ce dont le jeu est tributaire et tend à sa beauté (moins ce quatrième épisode essoufflé auquel on préfèrera Top spin) découle de ces matchs mythiques qui font le tennis. Pour cette raison, la prétention d’un Virtua tennis ne peut-être que modeste. Mais c’est aussi pour ça que l’on y joue, en sachant que le direct fabuleux d’une partie inoubliable nous servira de lieu, de rêve parfois atteignable dans la matérialisation d’un coup droit ressuscitant ceux de Federer ou Djokovic. La mise en échec du jeu vidéo est ainsi ce qui conditionne sa nécessité. Parce qu’il ne sera jamais aussi grand qu’une partie inoubliable en direct, que les plus grands tennismen ne seront jamais nos personnages mais des masques d’emprunts qui nous dépassent, il doit être en mesure de sublimer ce qu’il n’est pas. De réactiver un mouvement et un moment inscrit dans la mémoire, pour le faire dériver et durer. Il offre la répétition infinie d’un modèle, se fabrique dans le souvenir d’un moment fort inaccessible, à la fois alors autonome et pour toujours le regard tendu vers la réalité qui lui sert d’emblème. Eternelle face B, le jeu de sport est l’envers magique, à la fois nécessaire et futile, de ce qu’il imite. Il exauce un rêve en modèle réduit, sans mentir, se sachant éternellement le sujet souriant d’une réalité qu’il réinvente.