C’est une guerre éclair, gagnée sitôt qu’elle fut déclarée : à Cannes où il ouvrait la Semaine de la Critique, le deuxième film de Valérie Donzelli fut accueilli comme une victoire, célébré comme une libération. Sur le champ de bataille, c’est la mort qu’on avait terrassée, battue par la vie. C’est dire si aujourd’hui, tandis que ses héros revenus au pays paradent sous les vivats, on se sent penauds de ne pas chanter, nous aussi, cette victoire-là. Qu’est-ce qui nous retient ?
Avant tout, une équation pas très nette entre le film et le récit que, sous couvert d’une licence dont on vante partout l’usage simultanément pudique et audacieux, celui-ci puise dans la vie de ses auteurs. Ce récit est, on le sait, celui terrible et intimidant de la maladie d’un tout jeune enfant, venue frapper le quotidien d’un couple amoureux pareil à celui qu’ont formé, à la ville, Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm, coscénaristes et interprètes du film. Pareil ? On ne peut pas dire que le film, tel qu’il se vend, aide beaucoup à dissiper le soupçon qu’un tel sujet s’avance avec la puissance de feu d’une arme de persuasion massive. Et donc, quoiqu’on en dise, sous la forme d’un déplaisant chantage qui condamne, dans un méli-mélo de cinéma et de presse people, à replier l’audace des cinéastes sur le courage des parents. C’est inévitable, puisque l’audace précisément est située dans le cordon sanitaire (pop, musical, « léger » – on va y revenir) déployé par eux autour de la biographie, à laquelle du coup on revient forcément, et sur quoi il n’est d’autre prise possible que celle de la compassion. Piège redoutable que cette fine pellicule d’audace déposée sur la confession intime, désamorçant par avance toute tentation de brandir le carton rouge de l’obscénité : impossible d’en sortir.
Il faut bien essayer d’en sortir, pourtant, essayer de revenir au film et à lui seul. Est-ce seulement possible ? Pas sûr, tant son talent se résume à cette parade. La Guerre est déclarée fonctionne, pour l’essentiel, sur un principe simple : à chaque coup dur, à chaque mauvaise nouvelle tombée comme un couperet de la bouche d’un pédiatre ou d’un chirurgien (l’enfant, donc, est malade, la maladie grave et difficile à combattre), il offre la contrepartie d’une séquence « pop », une chanson de geste compensatoire sur la résistance héroïque du couple – courses dans les couloirs de l’hôpital, tours de manège pour conjurer le drame et dire oui à la vie. C’est que, en guerre contre la mort, le film en livre une autre, contre le pathos. Vraiment ? Peut-on sérieusement lui faire le crédit de cette guerre-là quand, après l’annonce du diagnostic, il fait défiler les sanglots de la famille entière en les montant comme une guirlande de cris muets et de syncopes sur le bitume ? Quand Donzelli s’effondre en musique dans les couloirs de l’hôpital ? Non, bien sûr, mais c’est là le coup de force du film. Autrement dit sa roublardise, quand il revendique sa pudeur en vissant, sur l’artillerie lourde de la commisération, le silencieux bien commode du style et de l’habillage pop.
Au fond, il n’y a pas de raison d’être surpris par le succès de cet habillage-là, qui est dans l’air du temps et valut une voisine euphorie aux œuvrettes d’Honoré ou de Xavier Dolan, par exemple. Ce qui est neuf ici, et qui impressionne, c’est l’arrogance avec laquelle le film choisit d’en faire un argument massue. Il y a deux scènes on ne peut plus claires à ce sujet. Dans la première, Donzelli croise une ancienne copine de classe, une affreuse bourgeoise qui se lamente parce que son fiston a une bronchite et à qui Donzelli coupe le sifflet en lui répondant que le sien, ben, il a un cancer. C’est le moteur même du film : déplacer l’effet de sidération, du drame vers la légèreté avec laquelle on le formule. Plus loin, une autre scène révèle sur le mode ironique la même modalité : au banquier qui sanctionne son découvert, le personnage d’Elkaïm répond qu’il n’a pas d’excuse, parce que s’il lui racontait sa vie, l’autre serait bien forcé de le plaindre.
Mais essayons quand même d’extirper le film du bain de la biographie. Que reste-t-il ? Une vague fraicheur, quelques clips jolis, un film mignon. Mais surtout une forme dont les deux scènes évoquées plus haut disent exactement l’origine. Que la seconde, par exemple, soit construite explicitement sur le modèle d’une pub pour une banque n’a rien d’étonnant tant le film entier procède d’une logique publicitaire. Découpé en petits spots emphatiques et individualisables, ce film-là visiblement a quelque chose à nous vendre. C’est-à-dire, quelque chose de plus que le couple d’acteurs, de cinéastes, de parents dont par ailleurs il fait la promotion. Quelque chose comme une leçon de vie, un modèle pour tous puisque c’est là le propre des films-qui-font-du-bien.
Là, en s’en tenant au film et à lui seul, en restant avec les personnages, on peut quand même trouver la leçon discutable. S’étonner par exemple, et trouver un peu déplaisant, que l’enfant existe à peine comme personnage, et qu’on l’escamote purement et simplement sitôt celui-ci rangé dans sa chambre d’hôpital. S’étonner aussi que le film ne semble jamais prendre conscience d’une piste qui pourtant lui tend les bras, tant elle travaille son inconscient : que les vrais malades sont les parents, que ce sont eux qui se soignent de la maladie de l’enfant – piste passionnante, et d’autant plus envisageable qu’il eut été facile de pardonner aux personnages, mais c’est une piste qui ne cadre pas avec le programme positif du film. Trouver problématique enfin que le film soit à ce point réticent à figurer la moindre altérité (sérieusement, où se trouve ce service pédiatrique où on ne soigne aucun autre enfant que celui-là ?). Que les personnages cherchent à se préserver en se fermant au monde, c’est leur droit de personnage le plus strict. Que le film choisisse de chausser les mêmes œillères, c’est déjà un peu plus gênant. Gênant mais révélateur, décidément, de cette logique publicitaire et hygiénique qui doit, pour faire la promotion de la vie, l’expurger du moindre soupçon de violence. Et peut, en chansons, déclarer la guerre au malheur comme on la déclare aux pointes sèches ou aux capitons.