Etonnant album que ce Petit manège d’un jeune auteur angoumoisin, issu du riche vivier d’Ego comme X. L’ombre de l’encombrant quoique (trop) brillant Fabrice Neaud semble ne pas trop étouffer les jeunes pousses prometteuses de cette maison, ce dont on peut légitimement se réjouir. Construit autour d’un ensemble de neuf nouvelles, centrée chacune sur un personnage, Petit manège pourrait souffrir de son manque d’ambition apparent : découpage rigoureux et géométrique (six cases par planches), absence de phylactères qui entraîne de fréquentes redondances textes/images, graphisme tendance indie sans réelle originalité (les proéminences céphaliques faisant ainsi immanquablement songer à Julie Doucet), soit un passif conséquent que l’auteur, étrangement, ne semble pas chercher à éviter. Quant à l’objet de ces saynètes, il offre le non-événement de rencontres hétérosexuelles, avortées la plupart du temps, entre des individus ne présentant pas de spécificités particulières : Georges Rafter, professeur de biologie dans un lycée de province, « pour qui les modestes occupations quotidiennes suffisent à combler l’existence », François Caron, cadre suffisant et platement cocaïnomane « s’assurant chaque matin que son apparence ne présente aucune aspérité », ou Francis Kellerman, adultère pour l’occasion, sans remords et sans histoires. N’en jetez plus ! Même les patronymes sont désespérants d’inanité.
D’où vient alors ce charme entêtant, quasi obsédant, qui scande également les Courts-circuits géographiques de Jochen Gerner ? Ce sentiment d’empathie pour les poupées de Sterckerman, ressenti jadis devant les meilleurs Wenders ? D’abord à l’incontestable réussite des personnages féminins. Camille, double (mal) vieilli de l’Henriette de Dupuy et Berberian, « croise furtivement son image » sans se trouver moche. Caroline, qui débute une lettre à un amant fuyant et intéressé, l’abandonne « pour s’acheter quelques fringues ». Ces moments furtifs, noyés dans l’absence de rythme judicieusement entretenue par l’auteur, sont les révélateurs de chaque singularité. En outre, l’écriture sur le vide offre précisément un espace à des variations, où s’engouffre également le graphisme : à chaque nouvelle, l’auteur procède à une irruption du métafictif, souvent réussie et décalée mais volontairement placée sur le même plan que la fiction. Ce sont les projections de Rafter, qui fait d’Elsa, liaison rêvée plus que vécue, sa Madone con Banbina. C’est Marco, qui estime que sa rencontre avec Brigitte ne tient nullement du hasard et l’intègre dans son univers imaginaire où se mêlent signes zodiacaux, amoureux sur les bancs publics et chiens qui copulent gaiement. C’est aussi Ivan, contemplant le corps nu de Mathilde, qui s’imagine à la tête d’explorateurs aux aspirations diverses : ambition démesurée, impuissance et humilité ou tranquille inactivité.
Dans ces marivaudages, où le presque rien flirte avec le néant absolu, la réussite de l’œuvre est à l’image de sa matière, contrastée. En choisissant de pratiquer l’indicible et le quelconque, Sterckerman fait le pari d’un lecteur disposé à soulever le premier voile de cette parole graphique. Un pari risqué mais où il y a assurément tout à gagner.