Malgré la fascination dont il fait l’objet au rayon librairie, le célibataire affligé a plus de mal à s’épanouir au cinéma. Quel regard, quelle distance pour filmer l’ingratitude sans verser dans la complaisance ou le mépris ? Même Houellebecq, qui a pourtant contribué à faire du célibataire affligé un roi de l’époque, l’a tenu à l’écart, visiblement embarrassé, quand il s’est frotté à la mise en scène – ce qui ne l’a pas empêché de se couvrir de ridicule, mais pour d’autres raisons. Vu le CV des deux martyrs sociaux au centre de La Solitude des nombres premiers, le film de Saverio Costanzo pose la question plus frontalement. Il s’agit moins de tendre au spectateur un miroir glauque, un coté « regardez comme ils vous ressemblent », que de l’inviter à jouer au psychanalyste pervers.
Mattia, surdoué en mathématiques et dans l’art de l’automutilation versus Alice, détruite dès la petite enfance par un accident de ski qui lui laisse une jambe raide. Le récit s’enroule autour de leurs traumas respectifs, mélange les époques (enfance, adolescence, post adolescence), dans un savant désordre qui distille images chocs et révélations psychologiques, à la manière d’un supplice chinois. Une image résume d’ailleurs l’enjeu du film : le jeu de société « Docteur Maboul » auquel le petit Mattia joue en pleine nuit, en cachette de sa soeur. Tout est là, aussi bien le plaisir ludique de la vivisection que le spectacle de la souffrance qui en découle, spectacle cartoonesque que le maniérisme de Costanzo, qui cite ouvertement De Palma ou Argento (qui plus est brillamment), ne fait qu’exacerber.
Pour autant, le drame psychologique ne bascule jamais ouvertement dans le grand guignol. Du cinéma d’horreur, La Solitude… ne garde que le sadisme général et la tension ; une tendance au fétichisme aussi, qui se cristallise sur une multitude de points de détails de reconstitutions historiques (combinaisons de ski des années 80, air de techno des années 90). Au bout du compte, le film s’avère très sérieux, un poil trop même. Pourtant, rien ne semble altérer la souveraineté du cinéaste, à la hauteur du défi entrepris : ni la grandiloquence tragique soufflée sur chaque image (vu de loin, on peut voir ces Nombres premiers comme une sorte de Lelouch inversé, avec hasard et coïncidences épouvantables), ni sa cruauté, qui invoque moins les films de Solondz (auquel celui-ci sera immanquablement comparé) que le cynisme étouffé des Mondo films de Jacopetti. C’est cette truculence sous-jacente qui maintient le film à distance de ses deux écueils possibles (croquignolesque ou arrogance clinique, à la Haneke), point d’équilibre idéal, quasi miraculeux : la preuve qu’un vrai tempérament de cinéaste peut s’épanouir au contact des vieux garçons et des vieilles filles.