L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu commence là où la vie du dictateur s’arrête : dans la célèbre salle de classe qui servit de cadre à son procès, au bras de sa femme, sa déchéance saisie par un mauvais caméscope, image mythique qui préfigure l’esthétique granuleuse de la justice expéditive moderne, dix ans avant Al-Qaida. Mais si la séquence compte parmi les plus fortes de la révolution roumaine, elle le doit aussi à la prestation de Ceausescu lui même, vieillard pathétique, obscène et roublard, qui pointe avec une pertinence surréaliste l’illégitimité des juges qui le condamnent à mort. Commencer ainsi trois heures d’archives officielles par la seule séquence sur laquelle le dictateur roumain n’eut aucun contrôle après vingt-quatre ans de règne sans partage, n’a pourtant rien d’un pied de nez. Elle pose le vrai sujet du film : le visage du tyran, symbole d’autorité renforcée par une éternelle bonne bouille.
Une bonne bouille qu’Andrei Ujica compile dans l’ordre chronologique via ces fameux protocoles dont raffolait le dictateur, de sa prise de pouvoir en 1965 à sa chute en 1989. Discours ultra nationalistes (notamment en réaction contre le grand frère soviétique) visites officielles, fêtes nationales et anniversaires célébrés à la nord-coréenne, élections fantoches d’un Parlement aux ordres : cette constance pour la mise en scène et les symboles forains l’inscrivent évidemment dans la lignée d’un Staline ou d’un Hitler, peut être en plus pop (même les footballeurs, les cyclistes ou les volleyeurs chorégraphient leur sport lors des défilés populaires). Mais ce qui le distingue de ses aînés est cette comédie du chef sympa qui emprunte moins à la tradition virile des régimes autoritaires qu’au culte du dirigeant simple des démocraties occidentales.
Aux festivités grandiloquentes du pouvoir, Ceausescu préfère le rôle de l’invité surprise. La caméra officielle en fait presque un camarade traqué qui se soumettrait aux réclamations du bon peuple : soit on feint d’exhiber son intimité façon paparazzo (quand il fait trempette en vacances, avec sa femme), soit on le célèbre au point de le faire rougir. Le film regorge de ces scènes de gaucherie préfabriquée, écho maléfique au simulacre d’allégresse auquel le peuple est contraint. L’embarras du maître est un rouage du spectacle, une figure rituelle répétée chaque fois, comme une signature : une main amidonnée de trac pour saluer une foule en délire, un pas de danse traditionnelle raide comme un piquet partagée avec une femme en costume folklorique qui vient à sa rencontre. Malgré le recul de l’Histoire, il faut parfois se pincer, revenir à l’évidence (il dirige tout, le tempo, la danseuse, son malaise de circonstance, les vivas et la caméra) en constater une autre : la séduction opère par delà la Roumanie, à l’Ouest où on lui déroule le tapis rouge (De Gaulle, Nixon, la Reine d’Angleterre).
La suite du film le prouve par défaut : de plus en plus gâteux, irascible, Ceausescu joue moins bien avec l’âge, et de fait, son pouvoir décline. A la fin, il ne joue plus du tout, ou très mal, comme son peuple. On ne le voit qu’autocrate, habillé comme un milord, un vrai bad guy dédaignant la foule de camarades qui l’acclament de plus en plus mécaniquement. Outre les spectacles de masse, un immuable rituel chiraquien le montre visitant un marché, goûtant le pain frais, tâtant charcuterie et volaille. Son dernier tour de piste n’est qu’une version détraquée des précédentes : démotivé, pas dans le rythme, il traverse le marché au pas de course, part avant les applaudissements, exécutés par des commerçants grelottant de trouille. À cette aune, qu’une manipulation médiatique de haute volée (le pseudo charnier de Timisoara) soit directement liée à son renversement n’est pas seulement savoureux, mais logique : ils ont vu qu’il était fini, il leur a appris l’importance des images.